La maison d’édition Presses Universitaires de Rennes a publié, le 18 mars, le livre Aux sources de l’animation japonaise, le studio Tôei Dôga (1956-1972), de Marie Pruvost-Delaspre. Un ouvrage passionnant consacré aux premières années de Toei Animation, fondatrices pour l’ensemble du paysage de la japanimation contemporaine.
Marie Pruvost-Delaspre consacre un ouvrage passionnant aux premières années de la Tôei Dôga (aujourd’hui rebaptisée Toei Animation), studio qui pose les jalons de l’animation japonaise moderne telle que nous la connaissons actuellement. C’est un travail riche de documentation, d’analyse et de propos rapportés qui permet d’avoir une perspective plus complète et nuancée sur l’histoire de la japanimation.
Le studio Toei est la dernière des majors japonaises à émerger (après les historiques Nikkatsu, Shochiku, Toho, Daei) en 1951. Ce contexte d’après-guerre en fait une figure centrale des enjeux de continuité et d’innovation par rapport à ce qui a précédé, notamment à travers la création de sa branche animation en 1956. Toei se situe alors au carrefour de l’influence des pionniers de l’animation japonaise d’avant-guerre, de celle du modèle Walt Disney et d’une volonté de façonner un modèle local propre. Marie Pruvost-Delaspre décrypte donc ces premiers pas sous l’angle technique, artistique mais aussi stratégique où la Toei privilégiera le long-métrage dans le contexte de bulle de la fréquentation exponentielle des salles japonaises et de la reconnaissance internationale du cinéma local récompensé dans les grands festivals. L’auteur développe la manière dont Toei organise l’acquisition et la transmission des savoirs dans une politique de recrutement et de formation massive pour tous les postes techniques. C’est l’occasion de scruter quelques spécificités locales et de relation maîtres-élèves qui, combinées à cet objectif global axé sur le long-métrage, aboutit à une forme d’homogénéité. Les premiers films s’orientent vers le conte traditionnel japonais ou plus largement asiatique comme l’inaugural Le Serpent blanc (1958), partagé justement entre l’inspiration picturale asiatique et d’autres influences associées à un certain cinéma d’avant-garde occidental comme les œuvres de Norman McLaren.
Un des aspects passionnants du livre est de voir les courants de pensée artistique, politique et structurelle contradictoires qui voient le jour au sein du studio. Les animateurs pionniers poursuivent une certaine ligne, un dogme formel dont les plus jeunes veulent s’émanciper. Cela préfigure les modèles créatifs de l’animation japonaise avec d’un côté des animateurs disposant d’une marge de liberté pour expérimenter et s’approprier certains moments-clés des films dans un fonctionnement collaboratif, et de l’autre une figure créative centrale qui décide de toutes les orientations formelles. C’est précisément l’écart à venir entre le studio Ghibli et les animateurs starifiés par les otaku attirés par leurs morceaux de bravoures. C’est un schisme qui va d’ailleurs bouleverser la production des films avec la création du poste de directeur d’animation, en charge de trouver le juste équilibre entre homogénéité de production et espace de créativité artistique.
Marie Pruvost-Delaspre bouscule brillamment quelques certitudes, notamment sur l’impact de la télévision avec le succès de Astro Boy en 1963 adapté du manga de Tezuka Osamu au sein de son studio Mushi Pro. On retrouve les propos d’époque selon lesquels la recherche formelle des long-métrages Toei fut mise à mal par l’animation limitée inhérente aux rythmes de production soutenus de la télévision et son épisode hebdomadaire. Cette animation limitée stimule l’inventivité de la mise en scène, la volonté d’un mode de narration en feuilleton, inspiré du découpage et des codes du manga et du cinéma traditionnel. Marie Pruvost-Delaspre dépeint très bien, comparaison à l’appui, cette approche dynamique qui s’oppose à la création de « moments » privilégiant la seule recherche picturale dans les films Toei. Les enjeux sont donc à la fois économiques et artistiques puisque tout au long des années 60 les conflits reposent sur les conditions de travail difficiles (salaires disparates entres salariés et contractuels) mais aussi la marge de manœuvre des artistes se sentant de plus en plus étouffés. Le film Horus, le prince du soleil de Takahata Isao (1968) est au centre de ces préoccupations en essayant de façonner au cœur du studio une œuvre représentative des velléités artistiques mais aussi des orientations politiques des équipes. Les dépassements de budget et l’échec commercial du film sonneront le glas de ces aspirations et cet idéal se réalisera ailleurs, et bien plus tard. La volonté d’expansion (notamment internationale) de la Toei à ses débuts via le long-métrage se heurte une la réalité où la télévision offre plus de perspectives commerciales qui prendront le pas avec l’adaptation d’un matériau connu (manga à formule plutôt que conte traditionnel, ouvrages jeunesse occidentaux pour l’exportation) et au potentiel merchandising alors balbutiant.
L’auteur montre ainsi le schisme qui aboutira à de longues batailles syndicales dont les techniciens sortiront perdants (c’est l’avènement de la sous-traitance à l’étranger) mais qui aboutira aussi à l’émancipation de certains qui iront créer leur propre structure. Madhouse, TMS ou bien plus tard Ghibli naissent de cette volonté et pour ce dernier (Takahata Isao et Miyazaki Hayao faisant partie des frondeurs Toei), l’avènement d’un espace créatif correspondant au projet originel de Toei – mais ironiquement tout aussi castrateur pour les équipes soumises à l’orientation de Miyazaki et Takahata. Le long-métrage animé disparaît un temps durant cette période charnière avant de renaître à la fin des années 70, à la fois comme une façon de valoriser le produit télévisé (film d’après le montage de plusieurs épisodes de série) puis de façon plus ambitieuse avec les films Yamato, Galaxy Express 999 ou Le Château de Cagliostro. De façon plus générale, toutes les mutations à venir viendront d’artistes formés ou biberonnés en tant que spectateurs par les premières productions Toei, pour en reprendre, détourner ou s’éloigner du modèle initial.
La dernière partie du livre est d’ailleurs très intéressante pour montrer comment la conscience et l’historiographie naissante de cette ère joueront un rôle dans les évolutions à venir (les prémices du studio Ghibli venant d’une interview souhaitant revenir sur la création de Horus, œuvre marquante malgré son échec.) Marie Pruvost-Delaspre signe donc un ouvrage foisonnant et indispensable à tout amateur d’animation japonaise, et qui donne envie de voir nombre des œuvres évoquées et pas forcément faciles d’accès.
Justin Kwedi
Aux sources de l’animation japonaise, le studio Tôei Dôga (1956-1972) de Marie Pruvost-Delaspre. Publié aux Presses Universitaires de Rennes le 18/03/2021