Grand Prix au Festival de Sundance 2020, le 2ème long de fiction de Massoud Bakhshi (après Une Famille respectable) est l’un des rares chanceux à s’être faufilé en salles l’année dernière, entre deux confinements. Début 2021, avant un – peut-être – troisième confinement, le voilà enfin en DVD grâce à Pyramide Video. Sans souffle formel ni sidération morale, Yalda, la nuit du pardon offre un angle singulier sur une partie de la société (du spectacle) iranienne.
Dès le début, le générique joue franc-jeu : le cadre du récit s’inspire d’une véritable émission télé iranienne, intitulée avec cynisme « Lune de miel » (télé-réalité arrêtée depuis, après la diffusion du film en Iran). Comme dans Yalda, elle invitait la victime et le coupable condamné à se retrouver pour que la première accorde ou non la grâce au second. Comme dans le film, ce jeu macabre et cette parodie de justice en direct donnent lieu à un suspens aux ressorts discutables. Rebaptisé ici Le Plaisir du Pardon, l’émission oppose la jeune Mariam et sa belle-fille Mona. La première a tué accidentellement son mari (40 ans plus âgé qu’elle). Et Mona, fille de ce dernier, devra accorder ou non son pardon à Mariam après que chacune expose son point de vue, entendu des étudiants du fictif « Institut d’application de la morale » et écouté des récitations de poèmes de Hafez. Tout cela à l’occasion de Shab-e Yalda, fête persane zoroastrienne qui célèbre la plus longue nuit de l’année.
Tout l’enjeu des nombreuses discussions va être de révéler les luttes de pouvoirs, les linéaments de domination et les circonstances atténuantes qui ont amené la jeune Mariam, mariée de force, à s’affranchir de son barbon. La subtilité de Bakhshi se loge dans sa faculté à ne pas tomber ni dans le drame à charge contre les dérives de la société du spectacle, ni dans la tragédie édifiante contre les régimes d’oppression en Iran. En navigant, avec un art de la nuance, entre différentes strates de conflits sociétaux, Bakhshi réussit à brosser plusieurs portraits de femmes et d’hommes, de classes sociales variées, qui, conjugués ensemble, composent un certain paysage de la société iranienne contemporaine. Formé au documentaire, le cinéaste s’en inspire dans sa façon pointilliste de dresser une réalité globale à partir des vérités, parfois contradictoires, de chaque personnage.
Si chaque œuvre de cinéma trace un mouvement (ascendant, descendant, panoptique, centrifuge, etc.), celui de Yalda dessine une bascule du lointain au proche, du distant à l’intime. La première séquence s’ouvre sur de magnifiques plans nocturnes des rues de Téhéran, jalonnées de myriades de lumières émises par les voitures embouteillées. Et plus l’intrigue avance, plus le face-à-face entre Mariam et Mona se crispent, plus les plans se font serrés et s’ancrent sur les visages. Sans procédé documentaire (comme chez Panahi) ni mise en tension de l’espace (comme chez Farhadi) ni recueillement contemplatif (comme chez Kiarostami), l’écriture de la mise en scène s’ordonne pour révéler progressivement l’intimité des personnages, selon un processus qui correspond à celui de la justice : par-delà les apparences premières, les présomptions trompeuses, au-delà des plans d’ensemble, faire la lumière sur les motifs profonds, trouver la justesse des sentiments dans les gros plans.
Cette réalisation repose justement sur un certain déséquilibre qui l’empêche d’épouser un style marquant. Entre son esthétique télé, nécessaire puisqu’une grande partie se déroule sur le plateau de l’émission, et les plans caméra à l’épaule pour les séquences alentour, la réalisation jongle d’une esthétique à l’autre. Cette dialectique du style, elle se repère dès les premiers instants où Mariam entre dans le studio. Après avoir traversé la grisaille des coulisses, elle arrive sur le plateau et, dans un plan, se retrouve seule, sous les projecteurs bariolés, devant un grand écran où sont retransmis derrière elle des images des rues de Téhéran aux couleurs saturées et étalonnées façon « chaîne d’info ». Donnant l’apparence d’être noyée dans un tombeau d’images, ce plan, très discrètement, synthétise la lutte qu’elle va devoir mener : se dépêtrer du simulacre télévisuel de justice, sortir de l’aliénation des apparences, pour tenter d’obtenir le véritable et sincère pardon de Mona. Ce combat contre l’instrumentalisation de sa personne et de sa dignité s’exprime aussi lorsqu’elle lâche, entre larmes et colère : « Vous exploitez ma misère ! ».
Au-delà d’une certaine réflexion sur la condition des jeunes iraniennes de classe défavorisée, Yalda offre une observation plus universelle sur la pratique de la justice à l’ère de la télé-réalité et des réseaux sociaux. Les spectateurs de l’émission sont invités à accorder ou non leur pardon à Mariam en envoyant leur opinion par SMS. Ce que Bakhshi met en accusation, sans surligner son réquisitoire, c’est la corruption de l’idée de tribunal citoyen par la pratique spectaculaire d’une justice prétendument démocratique. Il en ressort l’illustration d’un simulacre de justice, rendue par la quantité affective des ressentiments et non plus par la qualité raisonnable des jugements. L’issue trouble montre bien que cette parodie de justice ne peut mener qu’à des faux-semblants de pardon.
Une grande partie des émotions repose in fine sur les comédiens. Si les amateurs de cinéma iranien reconnaîtront dans le rôle du producteur de l’émission Babak Karimi (fameux chez Farhadi dans Une Séparation, Le Passé, Le Client mais aussi dans Noces), le majorité découvrira Sadaf Asgari dans le rôle principal de Mariam. Sa fébrilité, son énergie émotive et la présence qu’elle dégage nous laisse espérer qu’on la reverra dans d’autres films iraniens. La quasi-unité de lieu, de temps et d’espace du film renforce d’autant plus le sentiment de découvrir en elle une véritable tragédienne, au sens le plus noble.
Une fois de plus, Yalda entérine l’hégémonie du cinéma iranien au Moyen-Orient, par sa propension à regarder en face les dérives de sa société. Et, notamment, à engendrer des auteurs courageux, comme Bakhshi qui, après avoir été poursuivi en justice et menacé de pendaison pour son premier film, a su transformer cette épreuve en œuvre.
Flavien Poncet
Yalda, la nuit du pardon de Massoud Bakhshi. Iran. 2019. Disponible en DVD chez Pyramide Video le 19/01/2021