Dans la douce et tendre tradition japonaise des peintures de quartiers populaires, La Mère (1952) de Naruse Mikio ne fait exception. Véritable bijou de pudeur autant que de finesse et de sensibilité, disponible dans nos salles françaises dès le 9 juin, suite à une sortie repoussée.
L’histoire suit la petite famille de Fukuhara à Tokyo, au cœur d’un Japon d’après-guerre en pleine reconstruction. Sur cette toile de fond s’anime le quotidien d’une mère, Masako, seule à veiller sur ses enfants alors que son mari est prisonnier d’une grave maladie et qu’elle porte déjà le deuil de feu son fils. Nous suivrons cette chronique à travers le regard éperdu de la sœur aînée nommée Toshiko.
Naruse Mikio est un cinéaste du réel et de l’authentique, fervent représentant des théâtres populaires du shomin-geki, dont l’atmosphère en apparence frivole ne fait qu’un avec les enjeux dramatiques. La Mère suit cette lignée en posant comme simple cadre la vie d’une famille, forcée de trouver sa place au sein d’une société meurtrie par la guerre et conditionnée par la réalité sociale. C’est en ce sens qu’un aspect documentaire se fait sentir, d’une caméra naviguant parmi les ruelles comme précieux témoignage de l’instant présent. Les Fukuhara symbolisent les quelconques obstacles auxquels toute famille de ce quartier pourrait se heurter. D’abord confrontés aux difficultés financières, c’est sans l’aura du père souffrant que le foyer doit se reconstruire, porté à bout de bras par l’inébranlable dévotion d’une mère tandis que le Japon de l’époque était encore très patriarcal. Un portrait de la femme japonaise est alors dressé, rendant hommage à tout le courage et l’abnégation dont elle fait preuve pour s’efforcer de vivre. Un modèle qui d’ailleurs semble dominant dans le cinéma japonais des années 50, chez Mizoguchi Kenji pour son L’Intendant Sansho ou Naruse lui-même pour Une femme dans la tourmente, à la lisière de l’accablement et de la force d’âme.
Ces femmes sont ici incarnées par les grandes actrices Tanaka Kinuyo et Kagawa Kyoko dont les carrières ne sont plus à prouver. Nous comprenons bien vite qu’elles dépendent de l’environnement social dans lequel elles évoluent, en témoigne la boutique éphémère proposant glaces en été et oden chauds en hiver. A mesure que les journées s’écoulent, plus fort est le besoin d’adaptation, au point même pour Toshiko de devoir séjourner chez son oncle pour soulager sa mère autour de qui s’articule le foyer. A la manière d’Ozu Yasujiro, c’est par le biais de tous ces détails aussi amusants que vraisemblables que le quotidien auquel nous croyons prend forme.
Si le film est avant tout une lettre d’amour à la mère Masako, c’est pourtant la sœur Toshiko qui endossera le rôle de narratrice, à la manière d’un journal intime, rendant ainsi compte d’un point de vue extérieur de tout le dévouement de la chef de famille. Nous comprenons notamment son rêve de devenir couturière, et l’amour platonique qu’elle porte à ses proches, pour que toujours l’attachement naisse quand le contexte ne le permet pas. Afin de toujours mieux porter ce regard sur la dimension humaine de chacun, la mise en scène de Naruse adopte le fameux style du plan tatami et du plan-buste, car il s’agit avant tout d’un film de personnages. Cette mise en image des attitudes, des codes de politesse, des mœurs de la vie japonaise ou des traditions du labeur attestent et amplifient l’intimité du public avec les acteurs, eux-mêmes conscients de jouer des personnages par leur jeu théâtral, sans pour autant drainer l’immersion. Dans son ouvrage Le Cinéma Asiatique, Antoine Coppola nous dit d’ailleurs que « le spectateur communique avec l’acteur dont il suit la performance sans entraves, au-delà de l’histoire et du dispositif filmique ». S’ajoutent une réalisation discrète se fondant dans le décor architectural des logis, ainsi que la sublime et étonnement lancinante composition de l’illustre Saito Ichiro, que l’on a déjà pu écouter chez Mizoguchi ou Ozu.
Tout le génie de La Mère repose également sur la tension entre douceur et mélodrame. S’il pouvait se contenter d’un pathos larmoyant sur le deuil et le temps qui passe, Naruse anesthésie cette lourdeur en usant de philanthropie, par la façade du travail ou de la résiliation, d’un esprit typiquement japonais et sans jugement aucun. Car la vie continue, et aussi douce amer soit-elle, il faut tant bien que mal la célébrer et se remémorer avec nostalgie les moments de bonheur pour braver l’insurmontable. Cela passe par un regard, d’une mère qui voit sa fille grandir trop vite, d’un frère inquiet pour ses proches, d’un ambitieux rêvant d’ouvrir sa blanchisserie, d’un père malade rassurant son fils, ou de l’amour naissant. Au profit de cette passion contagieuse, éprise de doux sentiments tous droits sortis d’un Kikujiro de Kitano, il se décharge de l’effort sisyphéen que demande la volonté de vivre. Naruse dira qu’il s’agit de son film le plus heureux, mais le drame plane bel et bien sur le récit, ne se matérialisant qu’en de rares occasions comme celle de l’enfant rangeant un portrait dans son tiroir, à la fois figures d’oubli et de cruauté innocente (Jean Narboni dans Mikio Naruse, les temps incertains). Si les mots de Toshiko, « mon père est en train de mourir », résonnent avec force, que dire de son dialogue avec elle-même se demandant si sa maman est heureuse.
Il fut un temps où La Mère était l’un – pour ne pas dire le seul – film de Naruse Mikio connu du public de l’hexagone. Il ne gagna que plus de valeur aux yeux des adeptes du cinéma nippon lorsque La Cinémathèque française s’attela à valoriser son cinéma, dont le film en question fait partie, et qui sera considéré comme l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre. En 2020, près de 70 ans plus tard, ce joyau de tendresse comme de mélancolie rejoint nos salles. S’il y a bien une ressortie à ne pas manquer en cette fin d’année, elle porterait sans nul doute ce nom.
Richard Guerry
La Mère de Naruse Mikio. Japon. 1952. En salles le 09/06/2021.