Si l’on connaît Hamaguchi Ryusuke en France, c’est principalement pour les long-métrages Senses (2015) et Asako I&II (2019). La sortie de Passion, quelques mois après Asako I&II a permis de découvrir l’un des premiers films du réalisateur. En revanche, on connaît encore peu l’étendue de la filmographie du cinéaste, qui comprend plusieurs courts ou moyen-métrages dont fait partie Heaven Is Still Far Away que l’on peut découvrir gratuitement sur Internet !
Initialement prévu comme un bonus pour remercier les contributeurs du financement participatif de Senses, Heaven Is Still Far Away est devenu un film à part entière. Daté de 2016, ce moyen-métrage de 38 minutes a récemment été mis en ligne gratuitement par le réalisateur pour faire plaisir à ses fans et aux curieux confinés à domicile.
L’histoire se présente comme suit : Yuzo gagne sa vie en réalisant les mosaïques de masquage pour des vidéos pornographiques et vit sous le même toit que Mitsuki, le fantôme d’une lycéenne avec qui il cohabite. Un jour, il reçoit un appel de la sœur de cette dernière.
Hamaguchi Ryusuke a cela de fascinant que tous les moyens sont bons pour amener aux thématiques phares qui hantent son cinéma. Empreints de réalisme, ses films frôlent parfois le théâtre, ou le fantastique, quand il ne choisit pas la forme documentaire. Seule compte la vérité, celle des émotions humaines.
Heaven Is Still Far Away est l’une des rares incursions du cinéaste dans le fantastique, à l’exception de Touching The Skin of Eeriness (2013). Nous sommes pourtant bien loin du film de fantôme annoncé par le synopsis, tant ce moyen-métrage est cohérent avec le reste de l’œuvre du réalisateur.
En effet, le film se concentre sur trois personnages : Yuzo (interprété par Okabe Nao, avec qui le réalisateur avait collaboré sur Passion et I Love Thee For Good), Mitsuki, fantôme qui, après avoir possédé Yuzo il y a des années, n’arrive plus à s’en détacher, et enfin Satsuki, la sœur de cette dernière, qui souhaite interviewer Yuzo pour son film de fin d’études qui traite du meurtre de sa sœur.
La relation entre Yuzo et Mitsuki est indéterminée, entre amour et haine. On ne sait pas si leur cohabitation est relativement paisible ou marquée par la rancune. Leurs échanges entraînent de très belles scènes, comme celle d’une danse improvisée dans l’appartement de Yuzo, où leurs mains ne se touchent pas. Cette séquence est un écho troublant à la danse finale de Touching The Skin of Eeriness où la chorégraphie parfaite sera atteinte tandis que les corps des deux hommes ne se toucheront jamais. Cette danse est l’occasion d’un transfert d’identité, et de culpabilité. Dans Heaven Is Still Far Away, il est aussi question de transfert, puisque Mitsuki et Yuzo coexistent grâce à un seul corps. La plus belle scène du film en est l’illustration : Satsuki, dubitative, interviewe Yuzo, qui prétend avoir été possédé par Mitsuki après son décès. Elle cherche à démontrer le mensonge de Yuzo, qui tentera de lui prouver sa sincérité en prêtant de nouveau son corps à Mitsuki, pour qu’elle puisse parler directement à sa sœur.
L’ambiguïté domine cet échange. On ne saura jamais réellement si Yuzo dit vrai, si Satsuki le croit, ou si ce ne fut qu’un outil thérapeutique pour elle, afin de surmonter le meurtre de sa sœur. La scène centrale de l’interview nous rappelle l’importance du documentaire chez Hamaguchi Ryusuke, qui accorde une place essentielle à la parole dans son œuvre. On pense forcément à Storytellers, son documentaire sur les conteurs traditionnels du nord du Japon, ou encore à sa « trilogie du Tohoku » qui dépeint la région, post Fukushima. Ses documentaires utilisent la parole comme remède au souvenir de la catastrophe.
Les fictions de Hamaguchi Ryusuke se construisent de la même façon. Ici, la présence du fantôme de Mitsuki est un prétexte fantastique qui amène la problématique inhérente à l’œuvre du cinéaste : la résilience humaine face au traumatisme et la parole comme instrument de libération. « Je veux filmer les vies qui continuent en dépit de sa mort » dit Satsuki en essayant de convaincre Yuzo de se laisser interroger pour son film. Si le traumatisme énoncé est le meurtre de Mitsuki, alors l’interview entre Yuzo et Satsuki en est la quête thérapeutique, et le film de fin d’études le témoin d’une résilience humaine indéfectible.
Heaven Is Still Far Away déjoue les codes du film de fantômes en nous proposant une réflexion intime et subtile sur l’absence et la communication, entre les vivants mais aussi avec les morts, notre rapport au souvenir et notre aptitude à surmonter le drame. Le moyen-métrage est également passionnant puisqu’il opère une mise en abîme sur le travail de Hamaguchi, entre fictions et films documentaires, à travers le personnage de Satsuki, qui comme le réalisateur, recueille des témoignages dans le but de trouver un sens face à la tragédie. Ce film est également l’occasion d’observer le talent d’Okabe Nao qui interprète Yuzo, sorte de loser magnifique dont le quotidien banal se trouve embelli par le spectre de Mitsuki.
Si l’on aime déjà le cinéma de Hamaguchi Ryusuke, il serait dommage de passer à côté de ce petit film bien plus profond qu’il ne semble l’être au premier abord. Au contraire, si l’on ne connaît rien des œuvres du cinéaste, c’est l’occasion d’entrer doucement dans son univers.
Marie Culadet
Heaven Is Still Far Away de Hamaguchi Ryusuke. 2016. Japon. Disponible gratuitement sur Viméo