LE FILM DE LA SEMAINE – 3 Aventures de Brooke de Yuan Qing (en salles le 15/01/2020)

Posté le 15 janvier 2020 par

Pour son premier long-métrage, 3 Aventures de Brooke, la réalisatrice Yuan Qing, émule assumée du grand Rohmer, signe une belle aventure intérieure. C’est en salles dès aujourd’hui !

A force de soupçonner une influence d’Eric Rohmer dans nombre de films asiatiques (chez Hong Sang-soo, Fukada Koji ou même dans le dernier Kurosawa, Au bout du monde), il fallait bien qu’un(e) cinéaste fasse un jour son coming out. Oui, 3 Aventures de Brooke, premier long de la jeune Chinoise Yuan Qing, est ouvertement inspiré de l’œuvre de son cinéaste préféré. Oui encore, le titre du film est un clin d’œil à ses Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Oui surtout, l’emploi de Pascal Greggory, baptisé Pierre comme dans Pauline à la plage, est la concrétisation inespérée du rêve de toucher du doigt « quelque chose » de la mythologie rohmerienne. Oui donc, il n’est cette fois pas hasardeux de voir un film d’Asie à la douce lumière de cette esthétique préexistante, reconnaissable parmi toutes.

Cela vérifié, que faire, que dire du film même, 3 Aventures de Brooke ? Peut-être pour commencer que cette influence assumée ne lui pèse jamais. Refaire du Rohmer ne signifie pas pour Yuan Qing se contenter d’en adopter les couleurs, la mise en scène dépouillée et le goût des petits contes moraux. Si l’on tombe immédiatement sous le charme du film, c’est précisément parce que la cinéaste n’est pas prisonnière de sa cinéphilie. L’entame est la plus lisible qui soit, très directe. Pas besoin de greffer au concret d’une situation quelque supplément de sens maniériste. Brooke (solaire Xu Fangyi), Chinoise, la vingtaine, se promène à vélo sur une petite route malaisienne quand crève l’une de ses roues. Par chance, une fille de son âge passe aussi par là et l’invite à la regonfler chez elle, à quelques pas. De cette rencontre comme il en existe mille, à la vie comme sur les écrans, naît donc la première « aventure » de Brooke.

Aventure entre guillemets car à vrai dire, comme chez Rohmer, il n’arrivera rien de grave ni à notre héroïne ni à Ailing (Ribbon), sa nouvelle copine malaisienne. Elles font simplement connaissance, Ailing faisant visiter à Brooke les plus beaux coins d’Alor Setar, où la jeune étudiante chinoise est venue passer ses vacances. Elles se perdront certes de vue sur un malentendu pour mieux se retrouver finalement. Il y a bien quelques accrocs, notamment lorsque Brooke, ne retrouvant pas dans son sac à son réveil la pierre précieuse qu’elle s’est offerte soupçonne Ailing de la lui avoir chipée. Mais elle verra bien, suite aux explications de cette dernière, que les choses sont plus simples qu’elle ne croit. Voilà pourquoi on aime autant ces deux filles que le film dont elles sont, au moins pour une trentaine de minutes, les quasi seules protagonistes parlantes. Voilà pourquoi on n’aimera pas moins les deux autres aventures de Brooke.

La deuxième retrouve en effet le personnage titre dans la même situation de crevaison, sauf que ce sont cette fois trois aimables garçons qui lui viennent en aide. Et si leur rencontre donne lieu à une aventure plus intellectuelle et politisée, l’engagement des jeunes hommes pour l’avenir du pays étant le sujet d’une longue conversation, le film n’en perd pas pour autant son potentiel de distraction. Au sens où Brooke, bien qu’à l’écoute, ne semble jamais totalement fixée dans le moment. Comme si, malgré une attention que l’on devine sincère aux mots de ses interlocuteurs, elle était aussi un peu ailleurs. Déjà dans sa prochaine aventure ? C’est en tout cas sur son éclipse soudaine que se conclut ce deuxième acte. Ce qui laisse au passage deviner que le cœur de la jeune femme n’est pas à la projection amoureuse. Le film ne pourrait être rebaptisé « Brooke et les hommes », même si l’on pense souvent, en observant Brooke, aux rêveries de la Haewon de Hong Sang-soo.

C’est pourtant bien un homme qui lui tient lieu de compagnon dans la dernière aventure, la plus belle et sensible du film. Brooke y croise la route de Pierre (Pascal Greggory donc), Français sexagénaire comme elle, en attente chez un réparateur de vélo. Ils font connaissance en arpentant la ville, entre marche, balade en mer, restaurant et consultation d’une voyante. Tous deux touristes au fond, ils nous font regarder cette fois Alor Setar, y compris les lieux déjà vus précédemment, avec leurs yeux d’étrangers. C’est peut-être ce sentiment d’être provisoirement déplacé(e), physiquement et affectivement, qui les fait s’entendre et se comprendre si bien, malgré leurs différences de génération et de culture. Après avoir gagné une confiance mutuelle, ils en viennent aux confidences sur leurs vies respectives, s’écoutent et s’imprègnent des mots de chacun. On ressent l’alchimie par la seule concentration du plan sur leurs beaux visages émus mais sereins.

Outre la forme donc, c’est aussi la part la plus profonde et existentielle du cinéma de Rohmer que la cinéaste parvient ici à tutoyer. Cette faculté à aménager un espace, s’accorder du temps pour l’expression des sentiments et pensées les plus intimes nous ramène aux grands films existentiels comme Ma nuit chez Maud ou Conte de Printemps. Mais on veut surtout conclure en saluant le talent évident de la seule et unique Yuan Qing. Car ce ne sont pas tous les cinéastes ouvertement cinéphiles qui ont comme elle ce sens de l’épure, cette capacité dès le premier film à ausculter sans forcer les états d’âme d’une poignée de personnages. Prises ensemble ou séparément, ces 3 aventures de Brooke constituent pour nous une mémorable aventure intérieure.

Sidy Sakho.

3 Aventures de Brooke de Yuan Qing. Chine-Malaisie. 2018. En salles le 15/01/2020