Quelques mois après le succès critique de Happy Hour, sorti dans les salles françaises sous le titre Senses, Hamaguchi Ryusuke est de retour avec Asako I&II, projeté en compétition au Festival de Cannes. Une étonnante histoire d’amour(s) où la frontière entre réel et irréel est parfois bien ténue.
Le titre international du film, Asako I&II, est assez audacieux. Le spectateur peut immédiatement faire penser à une série de deux films, à la façon dont Happy Hour a été distribué comme une série sous le nom de Senses. Il n’en est rien : Senses n’est pas une série, pas plus qu’Asako I&II, film adapté du roman de Shibasaki Tomoka, Nete mo samete mo, dont le titre signifie littéralement « Que je dorme ou que je sois éveillée ». Le titre Asako I&II montre qu’il y a deux histoires ou peut-être deux Asako – ou encore deux histoires d’Asako. Il est question ici de double(s) et avant de perdre le lecteur, un bref résumé s’impose : au début du film, la jeune Asako vit sa première histoire d’amour avec Baku, un jeune type un peu bohème, baroudeur, qui disparaît du jour au lendemain, laissant Asako dans le plus grand désarroi. Deux ans plus tard, à Tokyo, Asako rencontre un autre homme, Ryohei, sosie de Baku, et ne peut s’empêcher d’en tomber amoureuse. Les deux hommes sont-ils la seule et unique personne ? Peut-on tomber amoureuse de deux hommes au physique identique mais aux caractères radicalement différents (le Baku cool kid est remplacé par un Ryohei plus proche du salaryman japonais typique, tout en discrétion et en retenue) ?
La majeure partie d’Asako I&II est présentée de façon très naturaliste : Hamaguchi y suit Asako dans ses gestes quotidiens, au travail, dans la rue, à la maison, à une exposition de photographies, dans ses rendez-vous amoureux avec Ryohei… On retrouve la façon dont Hamaguchi auscultait déjà ses protagonistes (féminins) dans Senses. Le spectateur tente alors de décrypter les motivations d’Asako – si tant est que cette dernière sache réellement qui elle est et ce qu’elle veut vraiment. Quête de soi et quête de sens : c’est bien là un motif récurrent chez Hamaguchi. On pense à Senses, bien sûr, mais aussi à Touching the Skin of Eeriness (2013) et au moyen-métrage Heaven is Still Far Away (2016), sur lequel nous reviendrons pour évoquer l’aspect surnaturel. Autre thème omniprésent, bien sûr : la disparition – physique et sentimentale.
Asako I&II est porté par le duo Karata Erika (Asako), pour son premier grand rôle, et Higashide Masahiro (Baku/Ryohei), vu dans pas moins de trois films de Kurosawa Kiyoshi ces derniers mois (Creepy, Avant que nous disparaissions et Invasion) ! Le réalisateur explique ainsi le choix de cet acteur : « Cela peut paraître un peu léger mais je trouve que son visage est « mystérieux », même lorsqu’il n’a aucune expression. Cela donne envie de savoir ce qu’il cache et ce à quoi il pense. J’ai eu l’intuition en le voyant qu’il avait cette « double personnalité » et qu’il saurait très bien incarner ces deux rôles difficiles ». Hishigade Masahiro est particulièrement impressionnant car il joue deux personnes aux caractères opposés : Baku le cool kid et Ryohei l’introverti. Pour différencier les deux personnages, outre l’aspect vestimentaire, Hamaguchi joue sur l’emploi d’accent et de dialecte différents (ce qui n’est pas évident à distinguer pour qui ne parle pas japonais !). Dans le moyen-métrage Heaven is Still Far Away, qui raconte l’histoire fantastique d’un homme trentenaire qui vit avec le fantôme d’une lycéenne décédée, le même procédé est employé, de manière plus évidente : lorsque la lycéenne prend possession de l’esprit de l’homme, celui-ci parle alors avec une voix plus douce et les traits du visage détendus. À ce titre, on peut voir cette métamorphose de l’acteur comme un premier essai du jeu de Higashide Masahiro dans Asako I&II.
La dernière partie du film, que nous ne révélerons pas, délaisse le naturalisme initial pour voguer dans une atmosphère surnaturelle, pourquoi pas rêvée par Asako… On en revient au titre littéral « Que je dorme ou que je sois éveillée ». Une atmosphère qui rappelle celles des films de Kurosawa Kiyoshi mais aussi de Luis Bunuel – notamment Belle de jour, autre histoire de femme en quête de sens et de soi. Pour un cinéaste adepte de Cassavetes, voilà une évolution qui peut étonner à première vue mais qui est cohérente avec le scénario du film.
Marc L’Helgoualc’h.
Asako I&II de Hamaguchi Ryusuke. Japon. 2018. En salles le 02/01/2019