E-cinema – La Mémoire assassine de Wong Shin-yun : Que vieillesse se fasse

Posté le 21 avril 2018 par

Après avoir décroché le prix du jury au Festival International du Film Policier de Beaune, La Mémoire assassine de Wong Shin-yun (The Wig) arrive en vidéo à la demande sur la plateforme e-cinema.com. Un thriller qui allie une idée originale et une mise en scène convaincante, mais qui finit par user son spectateur à force de vouloir le surprendre.

Jusqu’à son accident de voiture il y a dix-sept ans, Byeong-soo était un tueur en série. Depuis, il a décidé de se consacrer à l’éducation de sa fille Eun-hee. Aujourd’hui, alors que la maladie d’Alzheimer ronge petit à petit son cerveau, de nouveaux meurtres se produisent. Il ne tarde pas à avoir des doutes sur le nouveau petit ami d’Eun-hee… et sur lui-même.

Depuis le début des années 2000, le thriller coréen s’est fait un nom, ou plutôt des noms : Bong Joon-ho, Park Chan-wook ou Na Hong-jin ont su étendre leur influence avec des œuvres acclamées tant par la critique que par le public international. Le film de Wong Shin-yu ne renie pas cet héritage, loin de là, et peut d’ailleurs compter sur Hwang Jo-yun (qui avait déjà officié sur Old Boy) du côté du scénario, qui est une adaptation d’un roman de Kim Young-ha. Les adeptes du genre retrouveront ainsi leurs repères sans peine et ce dès le plan d’ouverture, à l’entrée d’un tunnel ferroviaire qui évoque volontiers une scène culte de Memories of Murder.

La réalisation se ressent également de cette filiation, bien qu’elle n’en ait pas la maîtrise ou l’envergure. Pour autant, elle n’a pas à rougir face à la moyenne des productions récentes : l’image est soignée, la mise en scène efficace, et la musique sait appuyer l’action sans se montrer insistante. On aurait voulu que la mise en scène fasse preuve d’un peu plus d’ambition pour nous offrir des compositions plus marquantes, cependant c’est précisément lorsqu’elle essaie de se montrer originale qu’elle fait preuve de maladresse. Ainsi, les pertes de repères de Byong-soo nous sont rendues par des zooms insistants sur ses tics de paupière, des travellings compensés et distorsions sonores : des procédés déjà très connotés qui sont ici employés avec outrance.

Ces moments de basculement représentent pourtant le cœur du film, puisque ce sont eux qui constituent son originalité, Wong Shin-yu faisant le choix de traiter la mémoire défaillante de son personnage Byeong-soo non seulement dans le fond, mais aussi par la forme. A cette fin, le métrage est émaillé d’ellipses, couvrant parfois plusieurs jours, qui précipitent brutalement l’intrigue en avant. Si l’artifice cause une indéniable frustration, celle-ci a précisément un double avantage : celui de faire partager l’incertitude du héros concernant ses trous de mémoire et de faire ressentir son manque cruel de prise sur son propre destin.

Cette démarche rappelle aisément Memento de Christopher Nolan, dans lequel l’amnésie du personnage principal est traduite par un montage anti-chronologique qui prive de la connaissance des faits passés. Il y a cependant là une différence narrative majeure puisque, flash-backs occasionnels mis à part, La Mémoire assassine présente les événements dans l’ordre où ils sont supposés s’être déroulés : en conséquent, lorsque Byeong-soo oublie également le contenu des scènes qui ont été montrées, le spectateur, lui, en garde le souvenir. Si cette inégalité est d’abord exploitée au profit d’une ironie habile, c’est aussi l’élément qui entraîne la deuxième partie du film dans une confusion excessive, car elle semble contrarier Wong Shin-yu dans son goût immodéré du retournement de situation.

En effet, à mi-chemin, le scénario ne se satisfait plus du mystère laissé par ces longues absences : il fait aussi planer le doute sur la réalité de ce que l’on a vu. Bien que le manque de fiabilité du héros ait été introduit d’entrée de jeu, l’attention du spectateur était focalisée sur ses trous de mémoire comme en étant l’unique symptôme : introduire subitement un nouveau facteur de doute donne l’impression que des règles du jeu ont été établies qui n’ont pas été respectées ensuite. Cela s’applique d’autant plus que certains passages ne sont pas du point de vue de Byong-soo, et de fait supposés être véridiques : il faut alors se demander s’ils sont eux aussi de purs fantasmes issus de son imagination.

En somme, à partir du moment où cette confusion supplémentaire s’instaure, le spectateur n’a plus de raison de donner du crédit à aucun composant de l’histoire, qui paraît dès lors totalement arbitraire. C’est qu’en sus, il manque élément liant : les scènes se contentent de se contredire sans éclairer aucun indice qui aurait été placé préalablement, sans que les pièces d’un puzzle ne se mettent en place. La Mémoire assassine manque ainsi de cet art de la révélation propre aux œuvres dont il s’inspire, et auquel il préfère celui de la surenchère. Difficile, alors, de conserver son intérêt pour des péripéties en lesquelles on ne croit plus, d’autant qu’à l’approche de la conclusion l’alternance de flash-backs, ellipses et changements de point de vue (qui n’est pas sans rappeler la dense et décousue introduction de The World of Kanako de Nakashima Tetsuya) s’intensifie et se prolonge jusqu’à devenir indigeste.

La lassitude que cela entraîne est d’autant plus regrettable que l’autre grande thématique du film, à savoir la confrontation entre deux tueurs en série aux trajectoires totalement différentes, regorgeait de pistes intéressantes. En effet, par-delà la violence et le stigmate associés à leur péché commun, les deux criminels s’opposent non seulement dans leurs intérêts immédiats, mais aussi et surtout dans leurs principes. Leur face-à-face se rapproche de celui mis en scène dans Killers des Mo Brothers, où un psychopathe japonais, calculateur et séducteur, défie via internet un meurtrier indonésien aux motivations de nature plus émotionnelle. De la même manière, on assiste ici à un bras de fer entre Byong-soo, qui pensait agir pour le bien de la société et à qui l’acteur Seol Kyeong-gu (Oasis) sait insuffler une complexité touchante, et Tae-joo, figure glaçante qui semble tuer par loisir.

L’incompréhension entre ces deux personnages, couplée aux dix-sept ans qui séparent leurs périodes d’activité respectives, renvoie ainsi à la notion de fossé générationnel et au sentiment de perte des valeurs qui est souvent manifesté à l’égard des plus jeunes. La dégradation physique et la démence rendent Byeong-soo impuissant face au narcissisme et à la désaffection tout juvéniles de Tae-joo, qui vient le remplacer non seulement en tant qu’assassin de la ville, mais également auprès de sa fille… Derrière le thriller, il y a ainsi le drame beaucoup plus banal de l’homme vieillissant face à un monde qu’il ne comprend plus et qui voit l’avenir se profiler comme une menace et un affront à l’encontre de ses croyances, dont il cherche vainement à protéger sa descendance.

En définitive, si l’idée à la base de La Mémoire assassine a un potentiel indiscutable, son développement manque de maîtrise et prend une tournure laborieuse. En dépit de ses mérites thématiques, le film peine à investir en profondeur du fait de revirements excessifs et de l’absence d’une vision holistique qui aurait permis d’élever le scénario. L’intrigue alambiquée du roman original restait peut-être trop ardue à synthétiser en dépit des simplifications qui y ont été apportées, et ce changement de média aurait mérité une meilleure rationalisation en termes d’angle narratif et de découpage. Le métrage témoigne cependant de suffisamment de qualités pour que l’on veuille retenir le nom de Wong Shin-yu, et suivre ses prochaines réalisations en les espérant mieux canalisées.

Lila Gleizes

La Mémoire assassine de Wong Shin-yu. Corée. 2017. Disponible le 13/04/2018 sur e-cinema.com.