Après 3 court-métrages dont Election, particulièrement remarqué en 2009, Hong Seok-jae, jeune réalisateur de 32 ans, nous offre un premier long métrage sombre et contemporain: Socialphobia, un brûlot sur le cycle infernal des réseaux sociaux qui rythme la vie de la société coréenne, présenté cette année au Festival du Film Coréen de Paris en présence de son réalisateur.
Attendu depuis son succès à Busan comme une critique sociale acerbe de la jeunesse coréenne sur fond de cyberbullying, Socialphobia laissait présager un film incisif à l’image de la nouvelle vague d’auteurs coréens qui compte dans ses rangs de jeunes cinéastes comme Lee Su-jin (A Capella) ou July Jung (A Girl at my Door). Le film vient confirmer l’émergence d’un mouvement qui traite les problèmes contemporains de front en explosant les tabous. A l’instar de Kurosawa Kiyoshi avec Kairo, Hong Seok-jae définit le mal contemporain par la toute-puissance du réseau internet et sa capacité de destruction du réel. Mais 15 ans ont passé depuis le film de Kurosawa, et l’évolution est telle qu’il n’y a même plus besoin de fantômes et d’apocalypse pour exprimer ce mal.
- Corée du Sud. Une femme prend le métro avec son chien. L’animal fait ses besoins dans la rame sans que la femme ne daigne s’en occuper, alors qu’un homme sort son téléphone portable et filme la scène. Internet se charge de faire prendre conscience à celle que l’on surnomme la « Dog Poo Girl » la responsabilité de ses actes. Son identité et son adresse sont révélées, elle est contrainte de quitter son université et de déménager à l’autre bout du pays. Même si elles étaient occasionnelles les intrusions violentes des réseaux sociaux dans le réel se heurtaient à la barrière de la technologie. Dix ans plus tard, la Corée du Sud est le premier pays d’Asie en termes de capacité internet : on y trouve la connexion plus rapide au monde et la plus accessible. C’est dans cette réalité que s’inscrit Hong Jeok-sae avec Socialphobia.
Après le suicide d’un militaire à cause d’un scandale, les réseaux sociaux coréens s’enflamment. Deux jeunes étudiants en école de police, Ji-Weong et Yong-Min, suivent l’indignation générale des internautes coréens sur leur portable jusqu’à l’apparition d’un commentaire négatif sur le sujet. La machine du cyberbullying, du bashing, de l’harcèlement est lancée. Nos deux policiers en herbe rejoignent un groupe de « justiciers du net » afin de mener une expédition punitive contre la jeune fille, qui a été mise à nue sur les réseaux. Entre blague, esprit nationaliste, curiosité, excitation, spectacle (car ils diffusent en streaming leur expédition), les garçons arrivent finalement chez la jeune fille, qu’ils trouvent pendue. Dès lors, le courroux des réseaux se retourne contre notre équipe qui n’a pour seule option que de retrouver le meurtrier pour briser le cercle vicieux du lynchage 2.0. Car après tout, comment une attaque virtuelle aurait pu réellement tuer une jeune femme ?
Socialphobia prend la forme d’un thriller où les deux jeunes aspirants policiers tentent de résoudre cette affaire pour sauver leur vie « sociale » qui n’est plus dissociable de leur vie réelle. La mise en scène de Hong Seok-jae s’efforce d’exprimer cela par la présence constante d’écrans à l’écran, mais surtout par leur influence sur « la réalité ». De nombreuses scènes de dialogues se font dans des interfaces de messagerie et dans des chatrooms de forums, ou le champ/contre-champ disparaît, au profit d’un flux, un courant auquel il vaudrait mieux adhérer, plus par intégration, mais par survie. Le cadavre de la jeune fille témoigne de la menace réel qu’est le flux des réseaux sociaux.
Les messages que reçoivent les protagonistes sur leur téléphone s’affichent en temps réel sur l’écran, ils vont jusqu’à remplir le cadre, l’espace du réel. Les personnages se voient confrontés à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes sur ces réseaux, il n’y a plus de barrière entre internet et le monde IRL. Cette confrontation, c’est celle de Yong-min dont l’identité numérique, « Dodori », concentre les problèmes de la dualité nécessaire à la vie des réseaux sociaux, et à cette enquête. Elle prend à la fois une tournure traditionnelle avec des rencontres, des recherches dans des lieux clés, de preuves matérielles. Mais également une tournure plus contemporaine, en fouillant les réseaux, les archives et les historiques de compte sur des forums ou autres. Cette recherche presque du détail à travers une mémoire non-humaine (celle d’internet et de ses images) pousse le spectateur à réfléchir sur sa propre relation aux réseaux et la mémoire indélébile qu’il a produite en étant actif sur ces derniers. A l’instar du photographe de Blow-up (Michelangelo Antonioni, 1967), les personnages de Hong Seok-jae sont confrontés à une vérité que l’image rend évidente mais que l’esprit ne peut admettre jusqu’à un certain point. L’incident originel a été filmé sous différents angles que les protagonistes regardent en boucle, comme s’ils tentaient de remonter le temps (de voir le passé que la vidéo ne peut leur offrir). La vérité est là, visible, et pourtant, jusqu’à la fin, elle restera indicible.
L’enquête permet également aux deux protagonistes de retracer une genèse du bashing/bullying sur Internet à travers le passé de la jeune fille suicidée. Une histoire qui trouve ses racines non pas dans la liberté et l’impunité que propose Internet mais dans le ressentiment et le malaise qui rongent les individus remplissant la toile, comme le suggèrent les différentes étapes du parcours misanthrope de la jeune femme. Le glissement du statut de ces personnages qui passent de « héros » à « coupables » puis de « coupables » à « victimes » met en avant le caractère ambigu des réseaux sociaux. Ils permettent une catharsis qui prend la forme de la justice, voire la forme du fantasme qu’on croit défendre. Ce glissement s’effectue à l’aune des « vérités » que projettent les écrans mais surtout de l’intérêt des personnes qui se cachent derrière. Le groupe de « justiciers » se décompose devant les informations divergentes à la fois du réel mais surtout du net, qui croire ? Quoi croire ? Il n’y a plus de réalité, il n’y a que des points de vue, car c’est le paradigme qui gouverne internet, donc la société. C’est le flou à l’écran lors des visions de la jeune femme ou des conversations des jeunes aspirants policiers, Il n’y a plus de morale à défendre, le réel est brouillé.
Le cynisme de la démarche est telle que même les jeunes épris par un sens de la justice, de futurs policiers, ne peuvent résister à une justice presque divine, celle des réseaux sociaux. Divine car elle est toute puissante sans avoir de forme et qu’elle agit à travers les individus. Elle se matérialise dans le film par les Post-it sur le casier de l’école de police ou par les messages, anonymes, sur les forums. On ne voit jamais personne mettre de post-it, et pourtant ils sont là, désignant le prochain « sacrifice ». Hong Seok-jae parvient à faire sentir la détresse de ses personnages face à la puissance des réseaux sociaux en opposant le niveau d’implication dans la vie sociale numérique entre les deux amis, alors que Yong-min est actif dans cette vie virtuelle voire beaucoup trop, Ji-Weong l’a volontairement quittée pour se vouer à ses études, et pourtant les deux se retrouvent victimes d’une mécanique qui les dépasse.
C’est bien d’une machine qu’il s’agit au final, l’ordinateur ou le portable ne sont que des appareils qui représentent concrètement la dématérialisation des individus à travers leur utilisation. Le caractère cyclique de Socialphobia refléterait donc cette automatisation des rapports sociaux ou des réactions sur les réseaux. Le dernier acte du film le montre clairement, il n’y pas vraiment d’échappatoire à l’image que les réseaux donnent, car on ne peut s’opposer à son flux d’informations. Le seul moyen de vivre hors du cycle est donc de changer d’identité ou mourir, tel Yong-min. C’est presque trop cruel pour être une vision réaliste, mais comme l’a dit Hong Seok-jae durant le Q&A qui a suivi la projection, « montrer le côté positif d’internet dans de telles circonstances serait mentir ». L’épilogue est justement très sombre et pessimiste, sur la conclusion de l’enquête des jeunes garçons et la réaction des réseaux sociaux, mais pouvait-il en être autrement ? Il n’y a plus d’absolue, chacun trouve la vérité qui lui convient. Et c’est d’autant plus flagrant lorsqu’on pense aux chambres de ces jeunes protagonistes durant le film, semblables à de petites cavernes d’où la seule lumière provient de l’écran d’ordinateur. La dernière séquence résonne avec les images de Kairo (Kurosawa Kiyoshi, 2001) : Hong Seok-jae nous montre les lieux clés du film, vides et silencieux, comme pour nous rappeler que la disparition de la société commence par l’évaporation de l’homme. Et que c’est cette disparition qui transforme les « social media » en « social phobia ».
Kephren Montoute.
Socialphobia de Hong Seok-jae. Corée. 2015. Présenté au FFCP 2015.