Hani Susumu : du Japon au coeur du monde – Partie 4 : Les films à l’étranger

Posté le 7 novembre 2015 par

Au Kenya ou en Italie, Hani Susumu sillonne les continents à la recherche de ce qui fait l’être humain. Un voyage qui le conduit au cœur du monde, là où se fabriquent les utopies.

Avant de se pencher sur les problèmes de la jeunesse nippone, Hani est apparu, au milieu des années 60, comme l’un des premiers réalisateurs japonais d’après-guerre à avoir tourné des fictions à l’étranger, et qui plus est, en Afrique. Dans la lignée de ses premiers longs-métrages, le propre de tels films consiste bien moins à raconter une histoire en la situant, comme devant une toile de fond, sous d’autres cieux et dans des décors exotiques, ce à quoi une partie du cinéma américain de l’époque et d’aujourd’hui se livre en prenant pour cadre par exemple le Japon, qu’à concevoir le tournage sous la forme d’une expérience quasi scientifique. L’objectif recherché par La chanson de Bwana Toshi (Buwana Toshi no uta, 1965) consiste en effet à observer la façon dont un individu japonais peut réagir en se retrouvant plongé dans un territoire dont il ne possède ni la langue, ni la culture.

Appelé au Kenya pour construire une maison destinée à des chercheurs, un ingénieur japonais a la malheureuse surprise de découvrir que ses employeurs sont absents le jour du rendez-vous, et ce pour une durée indéterminée. Ne possédant que quelques rudiments en anglais, le personnage se voit dans l’obligation de compter sur les habitants de la région pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée. Les premiers contacts s’avèrent difficiles, le travail en commun particulièrement ardu, mais une fois décidé à acquérir les bases de la langue et de la culture locales, l’ingénieur finit par entrer dans les bonnes grâces des Kényans.

Affiche de La chanson de Bwana Toshi

Affiche de La chanson de Bwana Toshi

Le film suit, non sans humour, la progression psychologique du personnage qui dans un premier temps est présenté comme un individu balourd et renfrogné, pour apparaître dans les dernières séquences bien plus ouvert et amical à l’égard de son entourage. En confrontant des individus issus de cultures n’entretenant aucun rapport entre elles, le déroulement du film prend appui sur le dépassement des barrières de la langue et des codes sociaux. Le personnage qu’on voit égoïste et autoritaire lors des scènes de travail, trouvant que les Kényans ne s’activent pas assez bien à son goût, va alors apprendre à écouter les autres et à travailler selon d’autres conceptions que la sienne. Il s’agit pour le personnage d’apprendre à respecter l’autre et sa culture et de dépasser les préjugés et le racisme latent de certains de ses comportements. La relation est réciproque : si les Kényans perçoivent dans un premier temps le personnage japonais comme un blanc, dans la mesure où celui-ci, dans une attitude toute colonialiste, impose sa propre façon de voir les choses, ceux-ci vont également apprendre à percevoir l’étranger sous d’autres traits et finir par l’inviter à partager leur propre culture. Le cheminement narratif s’achève sur une chanson que les Kényans ont spécialement composée à la mémoire de l’ingénieur. La maison, une fois achevée, symbolise quant à elle le fruit d’un échange, authentique et humain, qui s’est accompli entre les deux cultures.

Le caractère naïf et bon enfant du personnage de l’ingénieur japonais, incarné par l’acteur populaire Atsumi Kiyoshi, très connu au Japon pour avoir interprété pendant 26 ans le rôle de Tora-san dans la série Otoko wa tsurai yo, permet une rapide identification avec lui. L’essentiel du film ne consiste pas à démarquer l’individu japonais des individus kényans, mais bien de les rapprocher en ce qu’ils composent ensemble un même visage humain. Si dans un premier temps chacun cherche à se montrer plus rusé et malin que l’autre, c’est bien en laissant s’exprimer leur propre faiblesse que tous parviennent à communiquer. Dans le cas du Japonais comme des Kényans, l’affirmation des valeurs humaines passe par l’apprentissage de la sincérité, l’humain est celui qui ne porte plus de masque.

La chanson de Bwana Toshi

La chanson de Bwana Toshi

Cela étant, l’apprentissage n’aboutit à rien s’il ne répond pas à un certain désapprentissage. Si le film évoque une expérience, c’est qu’il suit pas à pas la déterritorialisation de son protagoniste. Le personnage apprend à se forger une nouvelle identité en dehors de son cercle social originel, à partir du moment où il accepte de désapprendre les habitudes culturelles, la notion de hiérarchie notamment, qui lui sont propres. Accepter de vivre en pleine savane nécessite également aux yeux d’un citadin le désapprentissage des réflexes pris à la ville. Le personnage doit désormais tenir compte de la présence d’animaux sauvages, tels les lions ou les éléphants, dans ses moindres déplacements. Ainsi, il ne s’agit pas tant pour Hani de filmer un simple personnage que de scruter les changements d’expression et de comportement réellement survenus de la part de son acteur au cours du tournage.

Coproduction franco-italo-japonaise, la première probablement dans l’histoire du cinéma, Mio (Yôsei no uta, 1971) est tourné en Sardaigne, en langue italienne. Le personnage principal est incarnée par la propre fille de Hani, dont le titre international du film porte le prénom, et qui apparaissait déjà dans Premier amour : version infernale. Le film a ceci de différent de La chanson de Bwana Toshi qu’il ne fait aucune allusion au Japon. L’origine du personnage principal reste un mystère. Celui-ci de plus n’y prononce pas un seul mot japonais. Le film se contente d’introduire le personnage d’une petite fille asiatique dans un territoire européen.

Affiche de Mio

Affiche de Mio

On ne sait donc que peu de choses sur l’identité du personnage de Mio : celle-ci a été recueillie à Paris par une religieuse suite à la mort de ses parents au cours d’une guerre ; de Paris, elle est alors envoyée dans un orphelinat en Italie. Là, elle va peu à peu apprendre à parler italien et nouer des liens affectifs avec, en particulier, une enseignante (interprétée par Brigitte Fossey), un petit garçon et un chien. Ces différents liens lui permettent de dépasser le traumatisme dans lequel d’abord elle se définit : d’un personnage au caractère indéterminé, quelque peu renfermé, qui ne comprend et ne parle pas un mot, on aboutit à un tout autre protagoniste, bien plus ouvert, enjoué, capable d’exprimer ses émotions et d’apprécier la vie. C’est, comme cela se passe souvent chez Hani, à travers la communication, en passant du temps avec les autres et en échangeant avec eux son ressenti des choses, que le personnage accède à une individualité marquée.

Les origines floues du personnage permettent de mieux observer les influences du milieu à son égard : en scrutant les rapports avec les autres protagonistes (rapport quasi maternel avec l’enseignante, rapport amoureux avec le petit garçon, rapports amicaux avec les autres enfants, rapport de fidélité avec son chien) et en se rapprochant au plus près de son contact avec la nature. L’attention se porte sur les détails de la vie quotidienne : le film fourmille de scènes non narratives, de simples moments vécus (des jeux, des amourettes, des escapades) et de nombreuses vues sur des morceaux de nature (des plantes, des animaux, la mer). Le film en ce sens met l’accent sur la reterritorialisation du personnage, son intégration à un contexte étranger, à travers d’une part l’éducation que la petite fille y reçoit, et d’autre part, comme peut le faire tout enfant du même âge, sa propre expérience du monde qui l’entoure.

Mio

Mio

Il est frappant de constater à quel point le système éducationnel mis en scène dans Mio rappelle celui qu’a dépeint le cinéaste dans ses films d’école des années 50. L’enseignement mis en pratique dans l’un et l’autre cas consiste à encadrer individuellement les enfants et à concentrer leur attention à l’aide d’activités pédagogiques – qu’il s’agisse de réaliser des dessins, de mener des sorties en plein air ou de préparer des fêtes, comme ici un carnaval – destinées à favoriser l’expression personnelle et à nouer des liens entre les élèves. Si Mio réussit à s’intégrer, c’est également parce que les autres enfants de l’orphelinat, malgré leur première réticence due aux différences physiques de la petite Asiatique, apprennent de leur côté à vivre avec elle.

Tout semble fonctionner comme si, après avoir constaté dans son propre pays l’échec du projet scolaire dont il a défendu les valeurs, Hani cherchait à recréer à l’étranger, comme à titre expérimental, les principes d’échange, de tolérance et de créativité sur lesquels l’école devrait à ses yeux se fonder. Évidemment, rien de tout cela n’est vraiment réel et Hani ne s’en cache pas. C’est pourquoi certains aspects de son long-métrage, à commencer par le personnage interprété par Brigitte Fossey, se voient dotés d’une aura mystérieuse. C’est que le cinéaste semble avoir désiré offrir à sa fille un vaste terrain de jeu et d’apprentissage dont le parcours, tenu sous la forme d’un film, peut constituer un exemple à suivre et apparaître comme le portrait haut en couleurs d’une enfance idéale.

Mio

Mio

Comme dans L’emploi du temps d’une matinée, le film se caractérise par une double approche stylistique. La grande souplesse des mouvements de caméra, le caractère naturel du jeu de la jeune actrice, les vues descriptives de la nature et les nombreux plans d’animaux confèrent au long-métrage un certain aspect documentaire. Bien des scènes évoquent un film de vacances tourné en famille dont le principal ressort consisterait à conserver des souvenirs d’enfance de la petite fille. A l’affût de la moindre expression de son enfant, dans les moments de joie comme dans les moments de tristesse, Hani cherche à révéler, avant qu’il ne soit trop tard, le sentiment de magie dans lequel sa fille fait l’expérience du monde. C’est ainsi que, d’un autre côté, le film semble conçu sous un aspect onirique, dont la séquence du carnaval et celle du rêve qui s’ensuit en soulignent les traits. En se fondant dans le regard naïf et émerveillé d’un enfant pour qui le réel et l’imaginaire tendent encore à se confondre, le film efface avec subtilité, sur le même principe que dans Premier amour : version infernale, les frontières entre les territoires réaliste et fantasmatique, de sorte que le dénouement du film, une scène sur la plage, paraît se situer quelque part entre la réalité du monde et la propre représentation qu’en fait le personnage.

Préoccupé depuis ses films d’école par les facultés d’expression des enfants et par les conditions dans lesquelles ceux-ci sont à même de s’épanouir, Hani parvient avec Mio à cerner cet espace entre les mondes, celui par lequel les impressions du réel mènent aux images mentales de l’individu.

Cette tendance à redéfinir les frontières qui sépare le réel de la fantaisie se voit de nouveau à l’œuvre dans le dernier long-métrage de fiction de Hani Susumu, Un conte d’Afrique (Afurika monogatari, 1980). Seconde collaboration avec Terayama Shûji, qui ne fournit ici que l’idée originale mais ne collabore pas directement à l’écriture du scénario, le film, connu également sous le titre The green horizon, est également le fruit d’une coréalisation avec le réalisateur américain, Simon Trevor. Tourné au Kenya, le long-métrage met en scène des acteurs anglophones, dont James Stewart, doublés, du moins dans la version nippone, par des acteurs japonais.

Un conte d'Afrique

Un conte d’Afrique

Le récit se déroule en pleine jungle, loin de la civilisation moderne, dans une maison habitée par un vieil homme et sa petite fille. Vivant en harmonie avec la nature, ceux-ci élèvent dans leur domaine de petits animaux orphelins jusqu’au jour où le chef d’une tribu kényane leur apprend qu’un avion s’est écrasé non loin de là. Rendu amnésique par l’accident, le pilote dont il est question découvre par hasard la résidence où, n’ayant nul autre endroit où se rendre, il décide de s’installer. Parallèlement à cela, la fiancée du même aviateur quitte la ville où elle réside pour se mettre à la recherche de ce dernier. La présence de l’homme dans la maison va conduire le grand-père à avouer son secret le jour où une forte tempête ravage la région. L’harmonie dans laquelle la famille mène son existence va bientôt être rompue, mais de ce chaos surgit la promesse d’un nouvel ordre – la dernière séquence renvoyant précisément à la première.

Autant l’avouer tout de suite, Un conte d’Afrique est loin d’être à la hauteur des précédents films de Hani. Ceci s’explique probablement par le fait qu’il s’agisse d’une coréalisation. Si certaines idées toutefois ne manquent pas d’intérêt sur papier, le résultat à l’écran se montre quelque peu caricatural. L’idéalisme dont se nourrit Mio avec un sens de l’esthétique particulièrement prononcé est ici souligné à grands traits, au point de tomber dans le kitsch et aboutir à des situations romanesques des plus convenues.

Le film se découpe en deux parties largement distinctes l’une de l’autre : la première met en scène le drame proprement dit, la seconde – de loin la plus aboutie – prend la forme d’un documentaire animalier. Les deux parties se succèdent par un montage alterné de telle sorte qu’il est difficile de trancher si le film est un drame interrompu par des scènes animales ou un documentaire animalier entrecoupé de scènes narratives. La raison d’un tel découpage s’explique par le fait que le personnage de la jeune fille passe une partie de ses journées dans une vallée secrète dans laquelle coexistent dans la plus totale harmonie différentes espèces animales. Le fait de confronter le monde animal et le monde humain l’un devant l’autre renvoie d’une certaine façon à l’existence d’un lien entre les deux univers : l’homme est perçu comme un animal ordinaire, mais dont le comportement est susceptible de différer.

Un conte d'Afrique

Un conte d’Afrique

Le rôle du documentaire animalier consiste à définir la notion d’harmonie qui traverse le film et à dépeindre l’état de nature originel dans lequel les animaux sauvages, se contentant de suivre leurs instincts, mènent leur existence les uns par rapport aux autres. Une grande variété d’espèces, comprenant des animaux herbivores comme des carnivores, vit ensemble dans cette vallée, chacune selon sa nature et ses besoins. Les lions chassent les gazelles et les hyènes se nourrissent des restes, ainsi va le monde. Les scènes de jeux et de repos succèdent alors aux scènes de chasse. Le film met l’accent sur le caractère paisible de tels moments. De nombreux plans présentent des espèces qu’on imagine difficilement se reposer ensemble : les mêmes gazelles gambadent à deux pas des lions, les hyènes traversent un groupe de flamands roses, etc. Si la nature se caractérise par une certaine férocité, celle-ci s’explique avant tout par un instinct de survie. Une fois cet instinct satisfait, on constate alors la coexistence pacifique des différentes espèces.

Une telle vision de la nature met en relief le caractère cruel du comportement humain. En retrouvant l’aviateur au bras d’une inconnue, son ancienne fiancée, guidée par l’orgueil et la jalousie, finit par lui tirer dessus comme s’il lui fallait compenser sa frustration par un acte complètement gratuit et faire souffrir un autre plutôt que de se résoudre à souffrir soi-même. Le contraste avec la vie animale est éloquent : si certains animaux commettent des actes violents par seule nécessité, l’être humain, animé du désir de dominer l’autre, s’adonne à la violence par simple contingence. On touche là à une conception proche des idées de Rousseau : l’être humain s’est éloigné de l’état de nature dans la mesure où son comportement a été corrompu par un désir de possession.

Un conte d'Afrique

Un conte d’Afrique

La partie romancée d’Un conte d’Afrique répond, sur le même modèle que les précédents films tournés à l’étranger, à un principe de déterritorialisation des protagonistes principaux. Il s’avère que l’aviateur qui provient de la ville, autrement dit le lieu même de la dépravation de l’être humain, avait l’intention en survolant la jungle de participer à une chasse dans la savane kényane. Le fait d’avoir perdu la mémoire et de rouvrir les yeux au cœur d’un univers placé sous le signe de l’harmonie le conduit à accepter de poursuivre son existence dans un monde coupé de l’influence néfaste des sociétés modernes. Une fois de plus chez Hani, c’est dans un endroit clos que l’on parvient non seulement à s’épanouir, mais à trouver le sens véritable des relations humaines. Celui-ci consisterait à veiller sur les plus faibles, de quelque espèce que ce soit, et à apprendre, chacun selon sa nature, à devenir le garant de l’ordre du monde.

Conclusion

Si l’on devait résumer en quelques mots les raisons pour lesquelles Hani Susumu apparaît comme un cinéaste majeur de la seconde partie du XXème siècle, et le distinguer par là des différents courants survenus au Japon au cours de cette époque, il faudrait souligner l’idée qu’il a su renouveler les formes filmiques nipponnes en leur injectant un regain de réalisme. C’est la raison pour laquelle Hani a passé l’essentiel de sa carrière à filmer des enfants et des animaux. Cela le rapproche par ailleurs d’un autre grand cinéaste, encore trop peu reconnu, qu’est Shimizu Hiroshi qui, selon l’anecdote rapportée par Satô Tadao dans son livre Le cinéma japonais, aurait décidé au lendemain de la guerre, après avoir réalisé des mélodrames pour la Shôchiku aux côtés d’Ozu, de ne confier ses rôles principaux qu’à des enfants (voir par exemple Les enfants de la ruche / Hachi no su no kodomotachi, 1948) dans la mesure où, contrairement aux acteurs adultes qui ont tendance à jouer devant la caméra, ceux-ci, s’ils sont bien dirigés, paraissent à l’écran ce qu’ils sont dans la vie.

Il serait réducteur toutefois de ne ramener Hani qu’au seul domaine du cinéma japonais tant son activité de cinéaste l’a conduit aux quatre coins du monde. Hani n’est pas seulement un cinéaste japonais, ses thèmes sont universels et pour une bonne part toujours d’actualité. La critique qu’il livre des sociétés modernes et son questionnement quant à la place de l’humain dans de tels territoires ne peut en aucun cas laisser en reste.

Hani Susumu a cessé ses activités de cinéaste depuis les années 80 pour se consacrer principalement à l’écriture. C’est là tout un autre pan de son travail qui reste encore à découvrir.

Nicolas Debarle.

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