Récompensé cette année du prix du Jury au Festival du Film d’Animation d’Annecy, Hara Keiichi a passé quelques jours à Paris pour répondre aux questions des journalistes. C’est dans les locaux du distributeur @Anime que nous l’avons rencontré pour un entretien à propos de son dernier long métrage, Miss Hokusai, nouveau joyau de l’animation japonaise à découvrir en salles à partir du 2 septembre.
Au moment de la sortie de Colorful, vous disiez vouloir réaliser un Jidai-geki (film en costume). Comment vous sont venus l’idée et le désir d’en réaliser un ?
Cela faisait longtemps que je souhaitais adapter un manga de Sugiura Hinako, dont les histoires se passent dans le Japon féodal. Quand Ando-Matsushita Keiko, productrice au sein du Studio IG m’a soumis l’idée d’adapter Sarusuberi, j’ai sauté sur l’occasion.
Comment avez-vous découvert Sarusuberi, l’œuvre de la mangaka Sugiura Hinako, et de quelle manière avez-vous abordé son adaptation en film d’animation ?
Sarusuberi est une suite d’histoires indépendantes racontant l’histoire d’O-Ei, la fille de Hokusai. Pour le film, je me suis intéressé à la partie qui met en scène la relation de la jeune femme avec sa petite sœur O-Nao qui est atteinte de cécité. J’ai décidé que ce passage serait le cœur de mon récit. C’est à partir de cette base que j’ai greffé d’autres épisodes du manga, ainsi que quelques histoires de mon invention.
Le film ne traite que d’une courte période de la vie du personnage d’O-Ei. Était-ce un choix délibéré de votre part ?
Le manga met bien en valeur les quatre saisons, c’est pourquoi j’ai souhaité que mon film se déroule sur une année.
Le film traite de manière transversale de la vie d’un des peintres japonais les plus célèbres, pour ne pas dire le plus célèbre. Était-ce selon vous plus confortable de parler d’une telle personnalité au travers du destin de sa fille ?
Le fait que l’artiste Hokusai soit très connu a rendu d’une certaine manière le travail plus facile. Cependant il en émane une telle aura que j’ai vraiment ressenti une pression très lourde sur mes épaules en m’attaquant à un tel personnage.
Miss Hokusai est avant tout un magnifique portrait de femme. Qu’est-ce qui vous a séduit chez elle ?
Pour moi, le personnage d’O-Ei n’est pas né avec la vocation de devenir artiste, elle souhaitait surtout aider son père. Il s’avère qu’elle était douée naturellement pour la peinture et le dessin. Elle voulait développer ses capacités artistiques sans chercher la notoriété. Elle avait un mode de vie dédié à son art qu’elle partageait avec son père : ils vivaient tous les deux dans des maisons qui leurs servaient d’atelier. Ils ne s’occupaient guère de la tenue de leurs foyers : une fois qu’ils le jugeaient insalubre, ils déménageaient. O-Ei s’est mariée assez tard avec un artiste peintre, mais leur mariage n’a pas tenu très longtemps. Elle a fini par excéder son mari à force de remarques désobligeantes concernant son manque de talent pictural. Suite à cet échec matrimonial, elle a fini par rejoindre son père qu’elle a accompagné et assisté jusqu’à sa mort. O-Ei n’avait pas un rapport père-fille avec Hokusai mais une relation basée sur leurs disciplines artistiques. Ils étaient tantôt rivaux, tantôt maître et disciple.
Les relations hommes/femmes et les sentiments d’amitié, voire amoureux sont toujours complexes. Dans vos précédent films les garçons ne sont pas tendres avec les filles, ils les chahutent, les traitent de mocheté. Ici, le personnage d’O-Ei est une jeune femme qui a du mal à avouer ses sentiments amoureux, et sa tentative très touchante et maladroite de concrétiser ce désir demeure infructueuse. Est ce de cette façon que vous voyez les rapports hommes/femmes au Japon ?
Pour l’épisode de la maison close, O-Ei avait pour rival Zenjiro, un artiste peintre spécialisé dans les estampes érotiques. Il fréquentait lui-même ce type d’établissement. Jouissant d’une réputation flatteuse dans cette discipline artistique, il était jugé meilleur qu’elle. O-Ei, blessée dans son orgueil, bien consciente de la supériorité du talent de son rival, décide alors de tenter quelques expériences dans ce lieu dédié aux plaisirs charnels afin de progresser dans son art. Cette réaction est très naïve de sa part, c’est un raisonnement trop simpliste qu’elle a dû regretter par la suite. Je pense personnellement qu’il ne s’est rien passé dans cette chambre, qu’elle n’a fait que dormir. Cet épisode n’est pas une invention, il est déjà présent dans l’œuvre de Sugiura Hinako. Elle voulait suggérer l’égo artistique d’O-Ei et sa maladresse dans les histoires de cœur. Il faut savoir aussi que les mœurs étaient beaucoup plus libérés qu’aujourd’hui : le sexe était décrit comme une chose naturelle. L’ère Meiji, qui marque le basculement du Japon et l’arrivée des Occidentaux avec leurs valeurs morales, a imposé une forme d’austérité. À l’époque d’Edo, les femmes étaient très libres et très respectées, bien traitées par les hommes. Il y avait beaucoup d’hommes célibataires, et les femmes, étant moins nombreuses, étaient très précieuses. Il y avait donc un grand respect pour les femmes.
Il y a d’autres points communs à vos trois longs métrages d’animation. Le folklore et les superstitions japonaises se mélangent naturellement au quotidien réaliste des personnages. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Je n’appartiens à aucune religion. J’ai cependant beaucoup de respect pour les croyances populaires. À l’époque d’Edo, les Japonais étaient beaucoup plus croyants : la présence de divinités et de Bouddha faisait partie de leur quotidien, de même que les créatures surnaturelles.
Le motif des dragons revient souvent dans vos films. Pourquoi ?
Déjà, dans mon film Un été avec Coo, la scène du dragon qui apparaît dans le ciel m’avait été inspirée par un manga de Sugiura Hinako. À l’époque d’Edo, les gens voyaient vraiment ces créatures imaginaires. Les esprits étaient en tout cas bien plus présents dans l’inconscient collectif qu’aujourd’hui.
Votre mise en scène est très classique dans son découpage, et elle est entrecoupée de scènes et de plans virtuoses, notamment dans la manière que vous avez de donner vie aux dessins du maître. Comment avez-vous conçu votre mise en scène ?
Je n’ai pas de style de mise en scène préconçu : à chaque film j’essaie de repartir de zéro et je m’adapte au matériau de base. J’ai vu beaucoup de films, que ce soit d’animation ou en prise de vue réelle, et nombres d’entre eux m’ont très certainement influencés.
Pour ce film, vous avez travaillé au sein de Studio IG. Comment s’est passé votre travail avec cette nouvelle équipe, ainsi que votre collaboration avec le directeur de l’animation Itazu Yoshimi ?
C’est la première fois que je travaille au sein du Studio IG, c’est un studio d’animation très prestigieux capable de fédérer les meilleurs talents de la profession. Itazu Yoshimi est un artiste très studieux, il fait beaucoup de recherches historiques et artistiques, il est doué de capacités en dessin tout simplement prodigieuses.
Les scènes dans lesquelles les estampes s’animent sont impressionnantes. Quels ont été les défis techniques ?
A propos de la fameuse vague de Kanagawa, elle a été animée de façon traditionnelle et entièrement peinte à la main d’après l’estampe originale par un artiste très talentueux. En ce qui concerne le tableau décrivant l’enfer, les personnages ont été représentés comme des éléments de décors. Puis, à l’aide de la 3D, ils ont pu être animés sur la toile. Et pour la scène représentants les deux kamis, ceux-ci ont été animés au crayon. Les tracés ont ensuite été redessinés image par image à l’encre de Chine par un animateur qui maîtrisait l’art calligraphique.
La très belle composition musicale se révèle par moments quelques peu anachronique et déroutante de part ses influences rock. Comment s’est déroulé votre collaboration avec Fuuki Harumi ?
Fuuki Harumi avait travaillé sur mon précédent long métrage, il s’agissait d’un film en prises de vue réelles. J’étais très content de son travail et j’ai souhaité collaboré de nouveau avec elle. Pour ce qui est de l’emploi de la musique rock, je souhaitais d’une part surprendre le spectateur et d’autre part traduire la modernité et le caractère très indépendant du personnage d’O-Ei. Il s’avère que Sugiura Hinako aimait écouter ce type de musique quand elle dessinait ses mangas qui se déroulent pourtant à l’époque d’Edo.
Vous avez réalisé en 2013 un film en prises de vue réelles Hajimari no Michi (Dawn of a Filmmaker: The Keisuke Kinoshita Story), toujours inédit chez nous, qui est une biographie du célèbre cinéaste Kinoshita Keisuke, un grand réalisateur de mélodrames qui œuvrait pour la Shochiku. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Je me suis inspiré d’un article écrit par Kinoshita Keisuke que j’ai développé pou en faire un long métrage. Le film se passe au Japon à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Les bombardements alliés s’intensifiaient. Les Japonais, sentant la défaite arriver, s’attendaient à voir l’armée américaine débarquer prochainement sur leur territoire. Keisuke Kinoshita vivait à l’époque avec sa mère, paralysée des membres inférieurs suite à une attaque cérébrale. L’histoire raconte comment il a réussi à l’amener à la campagne, la transportant dans une brouette pour la mettre à l’abri des dangers de la guerre.
Il était célèbre aussi pour ses magnifiques personnages féminins, je pense notamment à sa longue collaboration avec l’actrice Takamine Hideko. Ce cinéaste a-t-il été une influence majeure dans votre mise en scène et votre façon de dépeindre un si beau personnage féminin?
Kinoshita Keisuke est un cinéaste qui m’a énormément influencé, aussi bien sur le plan professionnel que personnel, et il a bien sûr contribué à ma façon de dépeindre le personnage d’O-Ei. Sur mes deux derniers films, j’ai souhaité rendre hommage à ces deux artistes qui m’ont tellement marqués, à savoir Kinoshita Keisuke et Sugiura Hinako.
Au festival d’Annecy sera projeté cette année le dernier film sur Doraemon en 3D, cela vous évoque t-il de bons souvenirs?
J’ai en effet fait mes débuts en tant que réalisateur sur les films de Doraemon pour la télévision japonaise, et j’ai par la suite travaillé sur d’autres titres de Fujiko Fujio, auteur de Doraemon.
Nous demandons à chaque réalisateur que l’on rencontre de nous parler d’une scène, d’un film qui l’a marqué ou inspiré.
Quel serait votre moment de cinéma ?
Il m’est très difficile de ne retenir qu’un film ou plan ou bien une séquence. Ce que je peux dire par contre est qu’il s’agit bien entendu d’un film de Kinoshita Keisuke.
Propos recueillis par Martin Debat le 15/06/2015 à Paris.
Je tiens à remercier Aurélie Lebrun de nous avoir permis de réaliser cette entretien et ma gratitude éternelle va à l’interprète Takahashi Shoko pour son excellent travail et sa disponibilité.
Miss Hokusai de Hara Keiichi. Japon. 2015. En salles le 02/09/2015.