Le Film de la semaine – Fantasia de Wang Chao : Renaissances (en salles le 01/07/2015)

Posté le 27 juin 2015 par

Après quelques films trop modestes pour son talent, l’auteur de l’inoubliable Orphelin d’Anyang s’impose enfin en grand créateur de formes.

Révélé à Cannes en 2001 avec L’Orphelin d’Anyang, film sobre et poignant, Wang Chao n’avait pas vraiment transformé l’essai. Malgré leurs qualités indéniables, ses films suivants peinaient à marquer les esprits durablement, laissant penser que l’ex-assistant réalisateur de Chen Kaige avait moins l’âme d’un grand créateur de formes à la Jia Zhang-ke que d’un très modeste artisan. C’est donc peu dire que de ce Fantasia, nous attendions peu. Nous n’attendions pas en tout cas la subtile hybridation esthétique qui est la sienne.

D’un scénario écrit en 2003 dont la réalisation fut longtemps laissée en suspens, Wang Chao tire un film assez magique, où le canevas réaliste (le bouleversement que provoque la leucémie du père dans la cellule familiale) est le point de départ d’une progressive désorientation du récit. Chaque membre de cette famille, soit le père, la mère, la fille aînée et le fils, est le héros de sa propre fiction. Fictions de déni, ou plutôt de tentatives d’extraction ou de dépassement de sa condition. Si quelques scènes les réunissent dans le même plan, notamment lors d’un anniversaire célébré avec chaleur, l’essentiel du film travaille clairement à suivre des trajectoires autonomes.

Le père, lorsque son corps le lui permet, passe ainsi ses journées à marcher seul dans la ville, rassurant ici ses voisins sur son état de santé supposément moins grave que l’on ne pense, se mêlant là aux spectateurs d’une danse de rue sexy, se distrayant avec quelque jeu d’arcade… Apprenant que l’usine qui emploie son mari ne pourra plus assurer la totalité des frais d’hospitalisation, la mère, vendeuse de journaux, met sa fierté de côté pour trouver l’argent où il se trouve peut-être : chez une vieille amie, chez un ex assez pingre, chez ses parents qui ne lui cachent pas leur peu de foi dans la guérison de cet homme qui les a accueillies jadis avec amour, elle et sa fille née d’un premier mariage. Fille qui, à peine déflorée par son petit ami, devient escort girl auprès d’hommes influents.

Mais si une direction se distingue sensiblement, c’est bien celle de Xiao Lin, adolescent chétif et « véritable » enfant, lui, du malade. C’est bien lui qui, par les projections qui enjolivent peu ou prou son quotidien, semble d’abord justifier le titre d’un film où la fantaisie se veut la plus discrète possible, avant tout harnachée à la pâleur du quotidien. Les premières séquences exposent ce quotidien via un montage parallèle qui gouvernera l’entièreté de la mise en scène : premiers symptômes de la maladie du père à l’usine, la mère vend ses journaux à des clients bien aimables, la fille en plein ébats, le fils moqué par ses camarades de classe. Il faudra peut-être dix minutes avant de comprendre que ces quatre personnages partagent le même foyer. Car cette réunion a une valeur avant tout fonctionnelle.

Fantasia

Comme dans toute famille équilibrée, la nuit, papa et maman font l’amour pendant que la sœurette dort et que le frérot rêve aux filles la main dans le slip. Comme dans toute famille, chacun se garde bien d’exposer aux autres tous les détails de sa journée. Une famille, pour Wang Chao, ne vaut d’être observée que dans ce qu’elle offre de variété d’expériences du monde. L’inspirent en priorité les préoccupations très personnelles des individus qui la composent. Aussi la maladie du père, si elle accentue la vigilance de sa femme et ses enfants, semble-t-elle surtout les pousser à prendre des chemins de vie inattendus et parfois extrêmes.

Pourquoi est-ce alors celui du petit Xiao Lin qui se distingue ? Outre sa dimension classiquement initiatique (bagarre au collège, séchage de cours, crush pour une fille de son âge repérée sur le bateau squattant le fleuve où il traîne tous les jours), c’est l’impression qu’il donne d’être dans un constant état somnambulique qui intrigue. Wang Chao le filme souvent nu ou presque, comme pour insister non seulement sur la maigreur de son corps en pleine formation mais aussi sa santé paradoxale au regard de la faiblesse paternelle.

Fantasia

Cette balance est primordiale. Tout est lié, où que se trouvent les membres d’une même communauté. Le nouveau professeur principal de Xiao Lin rencontre sa mère et, mis au courant de leur situation difficile, se sent investi du devoir d’acheter une pile de tabloïds invendus pour contribuer aux soins du mari… et sans doute autre chose. L’ado, lors d’une énième journée hors des murs de l’école, voit son père dans la rue, le suit à son insu, se fait repérer, paye le resto à sa place. La mère, navrée de la grossesse de sa fille dont elle a découvert les activités nocturnes, lui offre un pendentif destiné à la protéger. Pendentif que la sœur offre au frère, estimant qu’il en est plus digne. Pendentif que le frère offre à son tour à la fille qu’il convoite et dont les révélations sur son histoire familiale ont une résonance secrète sur la sienne.

Toute cette circulation fait la matière fictionnelle de Fantasia. Mais elle serait bien sommaire si Wang Chao ne préservait tout du long une certaine tranquillité. Ce qui faisait déjà la force de L’Orphelin d’Anyang, c’était le souci du cinéaste de laisser le personnage suivre sa route en gardant une longueur d’avance sur le spectateur. Bien malin qui aurait su anticiper la prochaine initiative du vagabond dont la route croisa celle d’un nourrisson abandonné. L’émotion naissait de l’attention tranquille au tracé d’une silhouette, dans des plans dont la matérialité brute, proche du documentaire, n’éludait jamais la part de composition (souvenir amusé d’une poignée d’hommes de mains alignés, de profil, en train de pisser).

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Ici aussi, même si avec le temps le cinéaste a gagné en style et en audace, c’est pas à pas que le récit prend corps sous nos yeux. Si le monde est petit, si les trajets parallèles des membres d’une famille se soutiennent malgré tout, l’important est de garder la sensation qu’ils sont mus par ce qui ressemble à du libre arbitre. D’un déterminisme clé en main (le malheur pour une famille modeste de manquer de moyens pour prolonger les jours de la figure paternelle) découle calmement, dans un enchaînement de séquences  privilégiant le plan large et le paysage, une prédisposition du cadre à l’ouverture et l’échappée.

Si le film, malgré son sujet grave, tout sauf anecdotique, est d’une grande légèreté, c’est précisément parce que le réalisme de Wang Chao se veut teinté d’onirisme. On disait que la fantaisie collait aux basques du réel, autre nom du quotidien. Allons plus loin. Tout ce qui est ici présenté comme « le réel », la vie de cette famille à la maison, au travail, à l’école, à l’hôpital, dans la rue, est en même temps susceptible de n’être qu’un songe. C’est, on le devine à mesure que le film avance, le point de vue du rêveur éveillé (Xiao Lin ?) qu’adopte Wang Chao. Plus d’une fois, les personnages font penser par leur lenteur à des spectres ambulants. Même les points de ruptures (panique un matin lorsque le père ne se réveille pas, violente confrontation entre l’ado et celui qui est devenu l’ex de sa sœur…) semblent se détacher d’un fond obstinément stable.

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En cela, Fantasia fait beaucoup penser à un autre film de malades, qui sortira lui le 2 septembre : Cemetery of Splendour, soit le dernier et majestueux Weerasethakul. Ici comme là, la maladie et la pleine santé échangent en permanence dans un climat d’apaisement généralisé. Ici comme là, il est temps, à l’heure où les jours semblent comptés, de laisser l’imaginaire et les vues de l’esprit prendre totalement possession du plan. La prise de vues n’a de « réel » que le nom. Il suffit désormais, pour le Chinois comme le Thaïlandais, de laisser les personnages, les corps des acteurs habiter l’image à leur seul rythme. Une mission : être pleinement connecté à son présent, pour que la fantaisie vienne d’elle-même, comme par magie.

Il y a une joie particulière à se laisser prendre au jeu de films ne jurant que par le potentiel de respiration du cinéma. Le contexte social difficile, les impasses du quotidien, le sujet lourd, la maladie sont dans Cemetery of Splendour et Fantasia avant tout des points de départ. Le plus urgent, pour Apichatpong Weerasethakul et Wang Chao, qui gagne cette fois haut la main ses galons de grand créateur de formes, c’est de faire du cinéma le lieu égal de la vie et de la mort, du début et de la fin, du drame et de la fantaisie. A la fin de Fantasia, Xiao Lin n’est plus exclusivement l’adolescent des premières minutes sur qui pesait le poids du monde. Le film semble n’avoir eu lieu que pour lui permettre d’avancer toujours plus. Advienne que pourra.

Sidy Sakho.

Fantasia de Wang Chao. Chine. 2013. En salles le 01/07/2015.

Lire notre entretien avec Wang Chao ici.