Les éditions Capricci éditent un formidable ensemble consacré à Jia Zhang-ke, réuni par le cinéaste lui-même, qui se révèle être, comme le dit un intervenant, « le meilleur théoricien de ses films » et qui apporte un éclairage indispensable sur une œuvre majeure du cinéma chinois contemporain. Par Victor Lopez.
La simplicité de la construction de l’ouvrage, qui consacre, de manière chronologique, un chapitre à chaque film de Jia Zhang-ke de Xiao Shan rentre à la maison (1996) à I Wish Knew, Histoires de Shanghai (2010) permet de prendre la mesure de l’évolution de la pensée de l’artiste au cours de ces quinze années. Mais surtout, ces écrits soulignent ce qui a changé dans sa conception du cinéma entre un premier film réalisé clandestinement et interdit en Chine et une œuvre de commande illustrant l’exposition universelle de Shanghai. Lorsque nous avions rencontré le réalisateur l’an passé (lire ici), il nous semblait qu’il avait évité de se positionner face aux cinéastes actuellement interdits en Chine (seul un mot poli sur le cinéma de Lou Ye avait été prononcé lorsque nous lui avions posé une question sur les cinéastes qu’il citait dans son dernier film) tout en assurant son indépendance financière (il nous expliquait ainsi que la Shanghai Film Group Corporation, une structure étatique régionalisée le finançant depuis The World, ne donne pas d’argent de l’Etat et le laisse libre artistiquement).
La question de savoir si le « jeune cinéma expérimental », radical, rebelle, et réalisé en marge de l’industrie cinématographique chinoise du Jia Zhang-ke des débuts est soluble dans la maturité d’une œuvre maintenant officiellement diffusée dans son pays, commémorant des célébrations nationales et s’apprêtant à s’enrichir d’une fresque coûteuse en forme de Wu Xia Pian se déroulant dans la chine du XIXème siècle, traverse en effet l’ouvrage, composé de documents d’époque, mais réunit aujourd’hui par son auteur. Il s’agit même d’une angoisse qui revient plus d’une fois dans le livre, lorsque Jia évoque sa « conviction que l’on peut tout à fait devenir ce à quoi on s’était opposé ». Le contre-exemple des cinéastes de la cinquième génération plane en effet sur la théorie de Jia : si c’est Le Sorgho Rouge (1985) de Zhang Yimou qui a donné envie à Jia de faire des films, le réalisateur de Hero est devenu ce qu’il faut combattre. De ses aînés, Jia note un changement drastique : « Je pense que l’on peut distinguer deux grandes étapes : avant le succès et après le succès. Entre les deux, le changement a été trop important, surtout chez Chen Kaige. », la faute à un manque de sincérité, la séduction de l’idéologie, la domination de l’aspect financier… Et l’artiste n’a de cesse de se battre pour ne pas connaître le même sort, pour ne pas perdre la conviction, la confiance qu’il porte au cinéma.
En cela, les théories du Jia Zhang-ke de Xia Wu, Artisant Pickpocket, s’opposant aux cinéastes de la cinquième génération, sont assez proches de celles de la Nouvelle Vague française, s’opposant aux films de « qualité française » dans une quête de pureté et de liberté formelle. Luttant pour un cinéma « amateur » refusant l’artifice, le seul capable de « témoigner des changements de l’époque de façon tout à fait honnête », Jia se situe sous l’influence de la sincérité de De Sica, l’épure de Bresson, le pouvoir de la précision des traits de l’esprit reflétant le réel de Borgès, sans refuser quelques clins d’œil au cinéma de John Woo, film qui traverse toute son œuvre et qui lui permet « des allers-retours entre réel et irréel ».
Les propos du cinéaste sont passionnants, intelligents et éclairent de manière brillante les choix de mise en scène du réalisateur (les longs plan-séquences, les ellipses narratives refusant les explications, etc.), tout en se lisant limpidement. La forme évite l’aridité théorique en privilégiant souvent les entretiens (chaque chapitre est illustré par une longue interview, dont des échanges avec Hou Hsiao Hsien ou Tsaï Ming-liang), rendant l’ensemble extrêmement vivant, et des textes plus légers parsèment les écrits critiques du cinéaste. On apprend ainsi que le film préféré de Zhao Tao, la muse du cinéaste, est le Roi Lion, et qu’elle a pleuré devant Yi Yi d’Edward Yang. Jia Zhang-ke livre ainsi ses impressions sur les films qu’il voit, et alors qu’il allait découvrir le dernier film du cinéaste taïwanais de manière assez circonspecte, il conclut par « À Paris, en cet après-midi pluvieux, j’ai vu le film le plus magnifique de l’année 2000 ».
Autour des années 2000, on constate alors effectivement un changement dans le regard de Jia. Son œuvre ne se construit plus seulement « contre » celle de la cinquième génération, mais « avec » celle d’autres cinéastes chinois, dont celles de Yang (« qui décrit l’expérience de la vie »), Wong Kar-wai (« qui « fait la mode »), ou Ang Lee (qui « crée pour les masses »). À partir de The World, son premier film « officiel », Jia Zhang-ke ne se renie pas, il s’ouvre au contraire. Comme en témoigne son discours prononcé à la tribune des « 100 ans de cinéma chinois », ce n’est plus un jeune cinéaste de la rupture qui s’exprime alors, c’est un artiste qui s’inscrit dans la grande histoire du cinéma chinois, sans rien renier de ses conceptions et valeurs.
L’article central et majeur de l’ouvrage, « Les grosses productions sont pleines de bactéries qui détruisent les valeurs sociales » en est la preuve. Il utilise alors sa reconnaissance internationale (Still Life triomphe à Venise et repart avec le Lion d’or) pour s’opposer à l’hégémonie de La Cité Interdite de Zhang Yimou. De l’opposition entre un cinéma modeste de « braves gens » face à celui riche et matérialiste de l’or, il déroule des considérations générales sur la société chinoise et ses valeurs contemporaines.
Après I Wish I Knew, la réunion de ces propos rassurent sur la suite de la carrière de Jia, qui apparaissent là comme une mise au point préparant un souffle nouveau pour la suite. Dans son introduction, le cinéaste parle des articles qu’il a écrit depuis son dernier film, « plusieurs évoquent les nouvelles libertés récemment acquises par le cinéma, mais aussi le poids d’un certain nationalisme. J’en prévois la parution d’un second volume pour 2015. » On a déjà hâte de voir et de lire la suite…
Victor Lopez.
Dits et écrits d’un cinéaste chinois de Jia Zhang-ke, disponible aux éditions Caprici.
258 pages, 18 euros.
À lire :
Notre dossier : Jia Zhangke film par film : The World like a City
Notre interview: Entretien vidéo exclusif avec Jia Zhangke, réalisateur de I wish I knew, histoires de Shanghai
Notre critique : I wish I knew, histoires de Shanghai de Jia Zhangke (Cinéma)
Le 11/06/13 par Jeremy Coifman