EN SALLES – Histoires de fantômes chinois de Ching Siu-tung

Posté le 10 décembre 2025 par

Ce mercredi, Metropolitan nous propose de retrouver sur grand écran une trilogie légendaire de la Film Workshop de Tsui Hark avec les Histoires de fantômes chinois de Ching Siu-tung, tous trois restaurés mais dont l’original de 1987 a connu un soin tout particulier en 4K.

Dans ce premier épisode, on suit un jeune percepteur, Ning (Leslie Cheung) que les aléas climatiques contraignent à se réfugier dans un temple abandonné. Malgré les avertissements, il décide d’y séjourner et fait bientôt la connaissance de la mystérieuse Hsia-tsing (Joey Wong). Une étrange alchimie s’établit entre eux mais malheureusement pour eux, Hsia-tsing est déjà morte, et promise à un puissant démon.

L’un des objectifs de la maison de production Film Workshop était de se réapproprier la culture chinoise et l’histoire du cinéma de Hong Kong. Il est donc assez logique que l’un de ses films emblématiques soit la réécriture de L’Ombre enchanteresse (le titre chinois signifie littéralement « la jolie femme fantôme », comme le film qui nous intéresse aujourd’hui) de Li Han-hsiang, adaptation de la nouvelle du XVIIe siècle L’Etui merveilleux, et grand classique du film de fantôme asiatique proposé en 1960 pour représenter Hong Kong aux Oscars. Tsui Hark souhaitait adapter cette histoire depuis la fin des années 1970, en la mélangeant à d’autres contes du même auteur pour la moderniser, sa première idée étant une série destinée à la télévision, mais les chaînes n’avaient pas cru à son projet. En 1987, Ching Sui-tung, qui avait chorégraphié plusieurs de ses productions, s’est porté volontaire pour finalement le porter à l’écran. Seulement, Tsui Hark voulait une romance et Ching Sui-tung un film d’horreur (et on sait combien Tsui Hark était un producteur envahissant, on le soupçonne encore une fois ici d’avoir partiellement coréalisé le film). Il en résulte un projet au ton étrange, capable de passer d’un moment à l’autre du pastiche d’Evil Dead au slapstick de la Ghost Kung Fu Comedy puis au drame déchirant. Ce n’est pas peu dire que de reconnaître l’importance du choix des deux interprètes principaux pour faire fonctionner un tel projet : Joey Wong n’était ni le premier, ni le deuxième choix, et n’avait pas encore eu de premier rôle à Hong Kong, mais elle a su s’imposer à la production et a réussi à convaincre Tsui Hark de l’engager ; quant à Leslie Cheung, il était déjà un acteur reconnu et un chanteur de cantopop de renom, avec une incroyable versatilité. Etant donnée l’ambition du projet, c’est Cinefex Workshop (et en particulier Man Xian Liang qui s’est formé à la stop-motion pour l’occasion), le studio monté au moment de l’élaboration de Zu, qui est à l’origine des effets spéciaux.

L’intrigue du film reprend la version de Li Han-hsiang plutôt que celle de la nouvelle originale (notamment en effaçant l’étui merveilleux qui lui donne son titre), mais elle décide aussi d’ajouter des sous intrigues pour donner l’impression d’un monde foisonnant, quitte à parfois risquer de désorienter le spectateur qui s’attendait à un récit plus simple. Le film est clairement situé dans le monde chaotique et aventureux des wuxia, le générique étant accompagné des pérégrinations du pauvre Ning dans un monde hostile dont il semble le souffre douleur, et les forces de l’ordre étant aussi absurdes que violentes et corrompues (le film s’en amuse en faisant de Wong Jin le magistrat cupide et décadent qui laisse sa région sombrer dans le désordre, dans un clin d’œil évident à sa filmographie), et le bien et le mal étant parfois particulièrement difficiles à discerner, comme en témoigne le combat des deux épéistes dans le temple. L’un de ces deux personnages, le taoïste (étrangement bouddhiste) incarné par Wu Ma, verbalise d’ailleurs sa difficulté à évoluer entre le monde des yaoguaï et celui des hommes, tous les repères étant faussés. Le bestiaire est aussi plus riche que celui du conte d’origine, avec de splendides morts-vivants en stop-motion, et une version particulièrement folle du démon derrière l’intrigue, le Yaksha maléfique, arbre déguisé en vieille femme (joué par Lau Siu-ming, à la limite de la performance de drag), faisant éclater sa lubricité en se révélant tout en langue.

Sur le papier, le film a l’air trop foisonnant, trop riche, avec ses chansons mélancoliques (le thème interprété par Leslie Cheung ou la chanson de Joey Wong) mais aussi son rap du Tao endiablé et hilarant, ses moments de maladresses cartoonesques à base de chute dans l’eau ou d’étreintes accidentelles, la grâce de ses fantômes suspendus à leurs câbles, le côté fleur bleu mais tragique de la romance et les scènes de bravoure surnaturelles. Mais quelque chose opère, et le film est étonnement émouvant et sincère, charmant dans le sens plein du terme. Contrairement au conte original, qui finissait bien, le récit s’inscrit dans la veine romantique tragique des productions de Tsui Hark (qu’on retrouvera par exemple lorsqu’il réalisera Green Snake et The Lovers, la décennie suivante), Leslie Cheung et Joey Wong étant capables de faire preuve d’une véritable fragilité, effaçant d’un simple jeu de regard le caractère bouffon d’une scène pour rendre crédible cet amour aussi aberrent qu’impossible entre le timide lettré et la femme fantôme. On constate d’ailleurs que dans cette version, Hsia-tsing est transformée en une sorte de succube par proxi : elle doit littéralement s’offrir aux hommes pour que la démone puisse consommer leur vitalité, au lieu de la piqure au talon qui les vide de leur sang. Dans les scènes de prédation, on voit son regard triste, son malheur d’être ainsi prostituée. Mais, lorsqu’elle interagit avec Ning, aussi gentil que pur, elle retrouve sa pudeur, redevient un personnage et plus un accessoire, son corps objectifié par ses gardiens fait à nouveau sien. Dans le récit d’origine, le lettré résiste parce qu’il est un futur magistrat incorruptible. Ici, Ning résiste sans même avoir conscience de le faire, profondément bienveillant sans arrières pensées, et quand leur amour prend forme, le moment de l’étreinte est entrecoupé d’analepses rappelant la construction de leur relation, comme si l’exultation des corps dépendait avant tout de l’établissement de leur lien sentimental. Que ce soit dans les moments farcesques ou dans les moments d’horreur, c’est la capacité de Leslie Cheung à rendre crédible ce personnage candide, déterminé mais gaffeur qui permet à Joey Wong de jouer en retour, basculant d’un moment à l’autre de l’amusement à l’attendrissement. Le film possède parfois une dimension érotique assez affirmée, avec des situations un peu osées, mais les acteurs réussissent à transcender ces passages en triomphe de la tendresse plutôt qu’en simples prétextes à titiller le spectateur.

L’esthétique d’ensemble joue aussi sur la mécanique du charme, le film assume sans difficulté son artificialité de studio, mais il établit aussi une vraie différence entre le monde urbain diurne et le monde liminaire de la forêt nocturne, très coloré et brumeux. Le travail sur les lumière est particulièrement notable lors des scènes où le spectre se fait sirène à jouer de la musique au milieu de l’eau. Ce n’est pas réaliste mais c’est clairement évocateur, et, combiné avec la qualité de mélancolie de l’entêtant thème principal, l’une des raisons pour lesquelles le film marche aussi bien malgré son apparent manque de direction. On est pleinement dans le registre du conte. On peut d’ailleurs noter la très bonne tenue de la restauration qui préserve le type d’images des productions hongkongaises des années 1980, y compris dans la stylisation des couleurs mais s’en tire aussi particulièrement bien même dans les scènes sombres et brumeuses que les versions numériques affectionnent peu. En outre, les plans à effets spéciaux dessinés en post production sont très bien traités, sans qu’on ait l’impression que l’effet soit un semble collage comme cela arrive parfois avec les restaurations numériques… Dans l’ensemble, cette restauration rend bien hommage à ce film généreux et à son esthétique soignée, bien plus que la restauration précédente du début des années 2010 exploitée pour le Blu-ray où les couleurs semblaient parfois délavées ou terreuses.

Pour conclure, revoir Histoires de fantômes chinois sur grand écran est vraiment un plaisir. Le film est toujours aussi spectaculaire et touchant, peut-être une des synthèses les plus emblématiques des divers courant du cinéma hongkongais des années 80, et Metropolitan accompagne qui plus est cette ressortie de celles de ses deux suites, toutes deux recommandables, même si le troisième chapitre présente un peu de redite. Le deuxième épisode est une suite directe, avec d’étonnamment bonnes idées qui apporte une conclusion très satisfaisante à l’histoire de Ning, et est particulièrement recommandé à ceux qui apprécieront le premier film.

Florent Dichy

Histoires de fantômes chinois de Ching Tsiu-tung. Hong Kong. 1987. En salles le 10/12/2025