La lauréate du prix Flyasiana récompensant le court métrage élu par le jury professionnel l’année précédente était invitée à présenter l’ensemble de son travail au public du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP). Cette année, c’est donc la réalisatrice Jung Haeyoon, autrice du beckettien Rest Area qui était à l’honneur, présentant aussi ses deux autres cours, Waste Area et Summer’s Nuances. L’occasion de découvrir une jeune réalisatrice prometteuse, donc l’univers est assez à part dans le monde de la production sud-coréenne.

Rest Area, le film récompensé l’an dernier, présente les tribulations neurasthéniques de trois personnages sur une aire de repos : une femme qui essaie de se reposer, un danseur qui devrait chercher ses clefs (mais qui, à la manière d’un Nasreddin Odja moderne, n’a pas l’air convaincu par la nécessité de regarde là où il les a perdues), et un mystérieux livreur de café, appelé par on ne sait et ne saura qui. L’humour repose sur les masques neutres à la Buster Keaton que maintiennent les acteurs, impassibles en toute circonstance, et la précision de la mécanique des réactions synchronisées. La réalisatrice démontre une véritable capacité à gérer l’étirement du temps, à capter la présence de ses acteurs dans le cadre, même lorsqu’ils sont en apparence dans un état de non jeu. Tout le film joue sur un aspect déceptif, rien ne va jamais nulle part, chaque résolution est un échec et un refus de donner au spectateur ce qu’on vient de lui annoncer. Comme chez Beckett, le clown est d’autant plus drôle qu’il est sinistre. Le titre coréen introduit la notion de sommeil que ne traduit pas le titre anglais, qu’on peut mettre en lien avec le caractère semi onirique du récit, où on n’est plus sûr de ce qui est rêvé ou vécu (le danseur tente même de réveiller la conductrice, comme elle le lui a demandé, alors que celle-ci n’a finalement pas dormi et est clairement éveillée à côté de lui).

Waste Area est un film qui joue sur le même type de ressorts, mais dans un univers diurne. On reconnaît des têtes connues de son précédent court dans cette histoire où une agente d’entretien vient travailler en oubliant que la journée est fériée, et rencontre un homme sous une montagne d’ordures (il s’est évanoui après une demande en mariage ratée et, comme de bien entendu, puisque son apnée du sommeil donnait l’impression qu’il ne respirait pas, on l’a recouvert avec d’autres choses à jeter). A quelques mètres de là, un jeune homme à la santé questionnable cherche un sac poubelle et leur demande de l’aide. La force de ce court est de jouer sur une logique absurde de cartoon, avec des poches aux contenus infinis, des personnages à la logique surréaliste, et un sens de la gestion de l’espace qui transforme une petite cour en lieu d’aventures. La mort rode sur tout le court métrage mais de façon étrange, partagée entre le grotesque et l’incertitude du fantastique. Encore une fois, la quête lancée est déceptive et n’aboutit à rien. Et plus le film avance, plus on se demande qui est cette personne ordinaire du titre coréen…

Summer’s Nuances (« Nuances de l’été tardif »), tourné lui aussi cette année est en apparence le film le plus différent des trois. Situé sur l’île de Jeju, il raconte les pérégrinations vacancières d’un jeune homme qui rencontre différents personnages étranges, lors de courtes scénettes parfois drôles, parfois presque inquiétantes, mais toujours étranges. On est quelque part entre des vacances rhomériennes et le Fukada du Soupir des vagues, avec ses figures charismatiques mais indéchiffrables. Les personnages semblent bienveillants mais le jeu étrange, l’absurdité des situations et la récurrence des apparitions et disparitions évoquent la menace sourde du rêve, un peu comme les personnages peuplant les lettres rencontrées par le Philémon de Fred, comme une sorte d’Alice au Pays des Merveilles ralenti. Encore une fois, le voyage joue sur la déception et l’anticlimax, la poésie et l’humour compensant le manque volontaire d’enjeux, mais dans une forme plus complexe et méandreuse.

Dans l’ensemble, l’œuvre de Jung Haeyoon possède déjà une patte personnelle assez atypique par rapport aux goûts coréens. Elle reconnaît volontiers son admiration pour Kaurismaki et sa tendresse absurde mais sa façon de travailler avec ses acteurs littéralement avec un métronome pour chorégraphier la pantomime peut évoquer le cinéma poétique d’Abel et Gordon, dans une neurasthénie drôle et tragique qui évoque Kitano, le Yerzhanov des débuts, ou l’inquiétude hilarante de Roy Andersson, avec des silhouettes qui s’impriment dans le cadre comme dans les durées de Lav Diaz ou du cinéma muet. Avec peu de moyens mais une troupe qui semble comprendre ses intentions, elle crée un espace poétique où les frontières du possible et du nécessaire se dissolvent. On ne peut qu’être curieux que de voir comment elle arrivera à passer le cap du long, qui nécessitera nécessairement une adaptation de son écriture pour faire durer davantage son univers, pour sortir de la farce poétique et engendrer un récit. Si elle y parvient, elle pourrait devenir une cinéaste à suivre pour tous les amateurs d’humour glacé et sophistiqué.
Florent Dichy
Rest Area, Waste Area, Summer’s Nuances de Jung Haeyoon. 2024-2025. Corée. Projetés au FFCP 2025




Suivre



