VIDEO – Yi Yi d’Edward Yang

Posté le 18 novembre 2025 par

Après sa projection à Cannes Classics 2025 puis dans nos salles obscures la même année, Carlotta Films sort enfin le fameux Yi Yi d’Edward Yang en édition prestige limitée ainsi qu’en Blu-ray et 4K UHD simple. Film d’Antoine Benderitter ; Bonus par Thibaut Das Neves.

Film taïwanais sorti en l’an 2000, Yi Yi semble être né sous une bonne étoile : prix de la mise en scène à Cannes ; plébiscite critique à travers le monde ; succès public notable pour une chronique intimiste de 2h43. Derrière la conception de Yi Yi, son écriture, sa réalisation : un seul homme, Edward Yang. Ce passionné de films d’auteur européens, reconverti un temps dans l’informatique, meurt en 2007. Yi Yi restera le dernier de ses sept longs-métrages, et sans doute le plus connu.

Rien de trépidant, mais rien d’abscons non plus dans Yi YiEdward Yang nous montre des épisodes de la vie d’une famille de Taipei. Des bouleversements affectent l’existence de plusieurs de ses membres : un informaticien quadragénaire retrouve son amour de jeunesse, tandis que sa belle-mère tombe dans le coma, son épouse traverse une dépression, sa fille adolescente connaît ses premiers désarrois sentimentaux, et son garçon de huit ans fait l’apprentissage de la photographie – en l’occurrence, l’artiste en herbe, un peu métaphysicien, photographie ses modèles de dos pour leur révéler l’autre moitié d’eux-mêmes, celle qui échappe à leur regard.


On a parfois l’impression d’un soap opera sublimé, à la fois élégant et méditatif. Les plans sont larges et plutôt statiques ; l’image chatoyante, colorée, parfois majestueuse. Le film trace des arcs narratifs qui s’entrelacent harmonieusement et se font écho, comme s’il s’agissait de dégager le portrait type d’un être humain à travers l’agrégation de personnages d’âges différents. Exemple : en alternance avec les retrouvailles de NJ et son premier amour, on assiste aux émois de sa fille et à sa rupture avec son premier petit copain, étonnamment similaires à l’expérience de son père trente ans plus tôt – comme s’il s’agissait d’un flash-back. La fluidité de ce rapprochement, jamais insistant, exclut tout discours mystique ou trop conceptuel sur le caractère cyclique de la vie : mais l’épisode distille une sensation simple, mystérieuse et belle, emblématique de ce que le film a de plus poignant.

De fait, Yang affiche une haute ambition : refléter la vie dans son foisonnement. Or, comment évoquer les entrelacs de l’existence de manière intelligible, sans trahir sa complexité ? Question décisive et délicate, celle du regard. La réponse de Yang : se mettre à une certaine distance. Pour que tout paraisse en ordre. Et dès lors, afin d’attester cet ordre : saturer le moindre plan de figures géométriques – ronds, quadrillages, à la manière d’une énigme mathématique, rébus ou paradoxe. Ça tombe bien : Yi Yi est une quadrature du cercle. Le cercle, c’est la vie (cette vie que Yang se propose de restituer). Et le carré de la quadrature ? C’est la mise en scène de cinéma. Dont il ne faut pas oublier ce qu’elle charrie de conventions, donc d’arbitraire – et ici, de rigide, distant, voire froid.

Yi Yi nous semble un film inaccompli car il range les personnages, les lieux, les évènements dans des cases – toutes confortables, nettes et jolies. D’un plan à l’autre, l’univers s’aligne en ordre sous nos yeux. Sérénité souveraine du regard du cinéaste ? Certes. Et l’émoi devant ce bel assemblage s’avère contagieux. Mais le spectateur éprouve de manière croissante le sentiment d’une fausseté : la mise en scène est capitonnée, évoquant une cage de résonance qui étoufferait les sons sous prétexte de les étudier – carence fondamentale cachée sous les mélodies lénifiantes de la bande originale.


Au fond, Yi Yi est peut-être victime de la trop grande littéralité de ses intentions. Cependant, dans ce cas, inaccomplissement ne rime pas avec médiocrité : tandis que le film touche à sa fin, une douce mélancolie nous envahit. Les personnages restent en mémoire longtemps après la projection. Humains, fragiles, nous les sentons proches de nous (répétons leurs noms, simples et rassurants de répétitivité : Ting Ting, Yang Yang, Min Min…). Cette tendresse constitue la face la plus remarquable de Yi Yi, sa grâce évidente, qui à défaut d’un grand film, ouvert sur l’âpre et périlleuse indécision du réel, en fait un bel acte d’amour.

BONUS

Repossession (entretien avec Olivier Assayas) (21 min) : Olivier Assayas, cinéaste qui a côtoyé cette nouvelle génération de cinéastes taïwanais et contribué à leur export lorsqu’il était aux Cahiers du Cinéma, nous livre un entretien assez passionnant et très touchant sur Edward Yang et son film Yi Yi. Tout en revenant sur sa carrière et son rapport ambigu à la « Nouvelle vague taïwanaise », il propose de voir la filmographie de Yang comme étant une question posée sur l’avenir de Taïwan face à la globalisation, et Yi Yi comme étant sa réponse. Durant cet entretien fleuve mais très bien mené, il propose de nombreuses clés passionnantes pour aborder l’œuvre du cinéaste, en resituant très bien la place si particulière de Yang dans le paysage cinématographique mondial.

Accomplissement (entretien avec Jean-Michel Frodon) (17 min) : La lecture du film par Jean-Michel Frodon, autre grande figure dans le milieu du cinéma chinois en France, complète l’approche précédente en proposant, cette fois-ci, un axe plus proche du geste esthétique d’Edward Yang dans cette grande fresque familiale de près de 3 heures. Il voit dans Yi Yi un accomplissement total de l’œuvre du cinéaste, qui n’était pas un point final à son travail mais le début d’un nouveau volet de son œuvre. Il restitue, lui aussi, tout le tragique de la situation autour de ce film : alors que Yang se trouve au sommet de son art, qu’il connaît enfin la reconnaissance internationale qu’il n’avait jusqu’alors pas eu (contrairement à son comparse Hou Hsiao-Hsien), il meurt d’un cancer du colon en laissant derrière lui le début de ce qui aurait été une métamorphose passionnante de son cinéma.

L’édition est aussi accompagnée de goodies habituels : pin’s, affiche du film, photogrammes sous la forme de polaroïds, mais aussi une réédition du dossier de presse de l’époque. Un dossier de presse est ce qu’il est : un dossier destiné à la presse afin qu’elle ne soit pas trop perdue devant un film qu’elle n’a généralement pas l’occasion de revoir après une séance dédiée. Celui-ci ne déroge pas véritablement à la règle : nous avons à disposition un synopsis détaillé, une courte présentation des membres de l’équipe (producteurs, équipe technique, acteurs principaux), une interview très courte ainsi qu’un feuillet de présentation du cinéaste et un arbre familial (pouvant s’avérer utile tant la narration du film est dense). Mais il se distingue tout de même par deux éléments écrits, selon le dossier de presse, de la main d’Edward Yang : sa note d’intention et les notes de productions. Dans la première, il annonce la couleur : il ne délivrera pas de clés car il n’aime pas parler de ses films et que leur visionnage suffisent, généralement, à répondre aux questions les concernant. Il ajoute aussi que Yi Yi est en plus un film éminemment simple sur la vie, et qu’il n’y a pas grand chose d’autre à savoir. Une anti-note d’intention savoureuse et qui, contrairement aux apparences, délivre beaucoup d’éléments sur le film. Dans les notes de production, Edward Yang est beaucoup plus bavard et donne des informations intéressantes sur sa méthode de travail, notamment lors de l’écriture vis-à-vis de ses acteurs. Au-delà de son caractère de goodies sympathique, tout en étant la réédition d’un document pas toujours facile à trouver (et à quel prix !), il a ce petit plus d’être un dossier de presse plus intéressant que la moyenne.

Yi Yi d’Edward Yang. 2000. Taïwan. Disponible en Edition Prestige Limitée (EPL), Blu-ray et 4K UHD chez Carlotta Films le 18/11/2025.