VIDEO – Angel Guts: Red Flash d’Ishii Takashi : Antiporno

Posté le 10 novembre 2025 par

Carlotta Films clôture son coffret sur une note assez forte : la sortie d’un nouvel Angel Guts en France. Après les éditions du Chat qui fume et d’Elephant Films, nous avons là un troisième opus de cette série roman-porno culte et adaptée directement des mangas d’Ishii Takashi, qui se trouve être aussi est le scénariste attitré de la saga. Angel Guts: Red Flash, le dernier épisode de cette série de la Nikkatsu, est sorti en 1994 alors même que le roman porno était déjà mort.

Graphiste au sein d’un magazine, Nami accepte de remplacer la photographe de plateau sur le tournage d’un film pornographique. Une scène de viol brutale réveille en elle des souvenirs enfouis. D’étranges événements commencent alors à se produire…

Retour aux sources donc, pour le cinéaste : Angel Guts a été à la fois sa porte d’entrée dans le cinéma en tant que scénariste, mais aussi en tant que cinéaste. Ce retour n’est pourtant qu’indicatif, il tient uniquement de la formule, puisqu’Angel Guts: Red Flash n’a rien d’un roman porno. Cela se remarque dans l’un des ingrédients principaux de la recette érotique de la Nikkatsu : son rapport au sexe. D’abord, il y en a beaucoup moins qu’à l’accoutumée, les principales scènes érotiques se trouvant seulement en début et fin de métrage, le reste étant consacré à un suspense grave. Le sexe y a d’ailleurs une fonction radicalement différente. Dans le roman porno, il est généralement un outil aguicheur, une « attraction » s’affranchissant de la narration pour attirer, et surtout satisfaire, le chaland. Ici, le sexe est premièrement narratif, chaque relation de Nami menant tôt (comme la scène finale) ou tard (comme le premier viol de Nami ou bien son aventure lesbienne) à des conséquences dramaturgiques importantes. Et si Ishii garde un rapport attractif vis-à-vis de son spectateur dans ses scènes érotiques, il est intéressant de noter que la scène de viol, elle, est purement dramatique et non-pornographique (que ce soit à travers son utilisation de la pluie lors de cette séquence ou bien à travers l’ellipse opérée par Ishii au moment le plus explicite de l’acte). Ce geste pourrait sembler anodin dans n’importe quelle cinématographie, mais il ne l’est absolument pas lorsque l’on s’inscrit dans l’héritage des productions érotiques de la Nikkatsu, ainsi que dans celui, plus particulier, de la saga cinématographique Angel Guts. Finalement, c’est moins un retour aux sources qu’une continuation du geste ishiien qui, dans son ambiguïté, pourrait, à s’y méprendre, ressembler à une continuation du roman porno. Il ne cherche cependant pas à érotiser une violence, mais à rendre à cette violence son caractère noir et profondément marquant.

Angel Guts: Red Flash s’aventure donc plus vers le thriller érotique, le film prenant par ailleurs rapidement la tournure d’un Blow-Up. Nami, après s’être remémorée son viol dans sa jeunesse, va boire énormément d’alcool jusqu’à en perdre connaissance. À son réveil, elle se retrouve dans une chambre d’hôtel accompagnée d’un cadavre et d’un couteau ensanglanté. Si elle en tire la conclusion qu’elle a tué cet homme qui abusait d’elle pendant qu’elle était enivrée, une cassette vidéo lui indiquera qu’une troisième personne était présente sur les lieux du crime. À rebours de Blow-Up, le cinéaste ne fait pas un film sur la recherche (impossible) de la vérité, mais plutôt sur le refoulement et le déni de celle-ci et du réel : plutôt que de regarder en boucle cette cassette afin d’obtenir une réponse quant à sa culpabilité, elle l’arrête avant le moment fatidique, persuadée de sa culpabilité et surtout encore obsédée par son passé. Via cette introspection, Ishii fait quelque chose d’assez vertigineux et de très contemporain : il fait de son film une réflexion sur la fiction cinématographique et son image photographique. C’est en prenant des photos que Nami se remémore son viol, c’est en ne regardant pas une cassette qu’elle ne veut pas se remémorer les actes qu’elle pourrait avoir commis. Aussi, le souvenir de son viol est largement régi selon ses propres photos : il prendra iconographiquement la forme du tournage porno auquel elle participait. Le cinéaste décide délibérément de ne pas rejouer le viol de Nami, mais plutôt le souvenir fantasmatique qu’elle en a à partir des images fictives qu’elle immortalisait. Finalement, le refoulement du réel par Nami dépasse la simple caractéristique psychologique du personnage, il est une conséquence de son époque de l’image qui, se réfugiant en elle, ne voit plus que par elle.

Si le cinéaste se place dans une structure narrative à rebours de Blow-Up, il faut reconnaître que son style est bien plus proche de De Palma que d’Antonioni. Car là est peut-être la grande surprise de ce Angel Guts, il est avant tout un thriller érotique très hitchcockien. Il reprend les grands motifs d’Hitchcock (le voyeurisme, la position de spectateur des personnages du récit, des personnages troubles quant à leur statut de victime ou de bourreau…) afin de les radicaliser dans une forme beaucoup plus rageuse et noire. Le film se termine d’ailleurs sur un melting-pot de tout ce qu’on pourrait imaginer d’un tel programme : une Nami qui dévoile un autre visage lors d’une scène de sexe au suspense insoutenable, et une scène de douche qui pourrait, très étrangement et une fois de plus à rebours, faire écho à Psychose. Dans une époque de chaos des images que lui-même dépeint, Ishii se permet d’établir une forme chaotique dans ce qu’il convoque, allant du cinéma d’exploitation le plus mésestimé au cinéma classique le plus estimé. Ce Red Flash reprend tous les ingrédients qui ont fait, jusque-là, les grandes forces du réalisateur : une forme très libre, un rapport ludique qu’il établit avec son spectateur, une ambiguïté profonde dans son rapport aux images et un portrait très sombre du contemporain, allant du particulier (notamment de la condition féminine à travers Nami) au général.

Angel Guts: Red Flash est donc un des incontournables du coffret – au même titre que les trois autres titres. Ishii Takashi est souvent amalgamé à un cinéma d’exploitation, aussi car il est un nom assez connu de cette sphère (des Angel Guts dont il est l’auteur original et le scénariste, aux multiples productions qu’il a scénarisé, notamment de nombreux pinks). Mais avec cette seconde incursion dans sa propre saga cinématographique, il dissipe le doute : si le sexe et la violence sont des parties très importantes de son cinéma, ils ne sont pas le moteur central de sa filmographie et il ne les utilise pas non plus comme un laboratoire cinématographique à la liberté folle. Angel Guts: Red Flash ramène d’ailleurs la série aux origines de sa conception : les mangas d’Ishii dont le sexe et la violence servaient principalement le drame. Mais comme toujours, le cinéaste est trouble : il use ouvertement de cette ambiguïté formelle avec les formes du cinéma d’exploitation pour en tirer un mélange génial et exprimant dans le même temps les forces de ce cinéma souvent méprisé pour son aspect mal-aimable. Finalement, avec Angel Guts: Red Flash, Ishii opère le geste antiporno de Sono Sion avec 20 ans d’avance et une forme plus cinéphile.

BONUS

Entretien avec Ishii Takashi par Jasper Sharp (32 min) : Ce très long entretien avec le réalisateur est mené par le spécialiste du cinéma japonais Jasper Sharp à qui l’on doit beaucoup dans la découverte de nombreux cinéastes japonais au début des années 2000. Cet entretien s’avère être aussi le plus fourni, Ishii s’y exprime très librement sur son cinéma. Il revient notamment sur son rapport à la violence de manière assez étonnante, mais très éloquente au regard de ses films. Un document précieux et surtout très intéressant pour qui veut se pencher, de manière un peu plus large, sur l’œuvre du réalisateur.

Les multiples visages de Nami, essai vidéo de Matthew E. Carter (16 min) : Dans cet essai vidéo, Matthew E. Carter propose une lecture de l’œuvre d’Ishii à partir de la figure de Nami. À travers cette lecture volontairement parcellaire de la filmographie du cinéaste, et notamment un focus sur les 4 films du coffret, l’auteur parvient tout de même à restituer toute l’ambiguïté centrale à l’œuvre d’Ishii, celle qui agit comme le moteur esthétique de ses films. Il le fait de manière documentée, remettant en contexte cette filmographie tant dans la carrière du cinéaste que dans la petite histoire du Japon contemporain.

Thibaut Das Neves.

Angel Guts : Red Flash d’Ishii Takashi. Japon. 1994. Disponible dans le coffret Takashi Ishii en 4 films : aventures et mésaventures de l’héroïne Nami le 07/10/2025 chez Carlotta Films.