Junk World de Hori Takehide est la suite toute aussi dérangée et passionnante de Junk Head. Aucune distribution pour ce nouvel incontournable de la stop-motion japonaise n’a encore été annoncée en France, mais il a été sélectionné au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg (FEFFS) !
Une fois encore, Hori Takehide frappe fort avec un travail de petites mains, s’appuyant sur un dispositif simple et malin, pensé pour rendre possible une économie de moyens : ici, le voyage dans le temps, ou plus précisément les boucles temporelles, permet de réutiliser plusieurs fois les mêmes décors. Car même si le budget a doublé par rapport au premier opus, il s’agit toujours d’une production aux ressources minimales. En clair, l’équipe derrière le film est passée de trois à six personnes, aucune exponentielle à l’horizon.
Ce qui fait plaisir avec ce genre de production, c’est justement la joie de voir ce que l’imagination, poussée dans ses retranchements par la contrainte matérielle, peut offrir. De Reservoir Dogs de Tarantino à Everything Everywhere All At Once, l’histoire du cinéma regorge de chefs-d’œuvre qui doivent une bonne part de leur charme et de leur force à leur capacité d’innovation, à leur manière de faire du bon cinéma avec trois bouts de ficelle. Les auteurs mettent alors les bouchées doubles sur ce qui coûte peu : une bonne histoire, des idées neuves, une créativité sans bornes.
C’est exactement ce que l’on retrouve avec bonheur dans les films de Hori, qui parvient, avec le strict minimum, à nous surprendre avec du jamais vu et une vraie force cinématographique. Pour la petite histoire, le réalisateur s’est lancé dans son aventure Junk Head après avoir vu le premier court-métrage d’animation réalisé en solitaire par Shinkai Makoto. Il s’était dit qu’il pouvait lui aussi faire son cinéma dès à présent, sans attendre l’aval de qui que ce soit, ni les finances et validations de quelques studios. Cette entreprise, qui dure depuis 15 ans déjà, nous rappelle à chaque séquence que, même si le cinéma a évolué, ses fondamentaux restent les mêmes. On revient aux débuts de son art : quelques bouts de ficelle, mais de la suite dans les idées, de la débrouille et surtout beaucoup de mise en scène.
Maintenant que cela est posé, revenons à l’essentiel : que raconte cette fois-ci Junk World ?
Se déroulant 1042 ans avant les événements de Junk Head, ce prologue propose une véritable expansion de son univers bizarre que l’on n’avait fait qu’entrevoir, et les enjeux de son lore sont ici développés : l’humanité vit en surface tandis que les Mulligans, des clones artificiels créés pour être des ouvriers, ont pris le contrôle du monde souterrain. La paix fragile établie après trois accords de cessez-le-feu est perturbée par des anomalies mystérieuses. Pour enquêter, une équipe mixte d’humains et de Mulligans est formée, dirigée par la commandante humaine Tris et le clone original Dante. Ils se rendent dans la ville souterraine de Carp Bar, où ils sont attaqués par le culte Mulligan des Gyula, qui cible Tris en raison de sa rareté en tant qu’humaine. Accompagnée de Robin, son robot protecteur, Tris doit naviguer entre le temps et les dimensions pour découvrir les secrets enfouis du monde souterrain et de son propre passé. Cet opus est l’occasion de découvrir les origines de Robin et de comprendre comment il s’est retrouvé au cœur de ce labyrinthe de Junk Head.
Junk World suit ainsi la trajectoire de son robot, lancé dans une odyssée chaotique au cœur d’un futur transformé en cimetière de ruines et de déchets, peuplé de sociétés et de monstres absurdes. Plus vaste que Junk Head, le film se déploie comme une fresque baroque où l’humour noir, les paradoxes temporels et l’absurde se mêlent à un body-horror viscéral et au chaos, et où chaque recoin dévoile une faune et une flore inédites, grotesques et poétiques.
On se laisse transporter dans un voyage de bout en bout au cœur d’une imagination débordante, aux inspirations multiples et difficiles à décrire : tantôt SF, tantôt body-horror, tantôt BDSM ou pure fantaisie. Bref, en somme, inutile de lui apposer une étiquette. C’est un véritable univers nouveau où rien n’est prévisible, où l’on découvre avec surprise chaque recoin, chaque créature, chaque rituel.
Junk World ne cherche pas à dialoguer sur un thème en particulier. Bien que, grâce à la galaxie de nouveaux personnages, le film soit plus parlé que son prédécesseur, il n’en est pas pour autant devenu verbeux ou bavard. Toujours dans sa langue inventée, faute de moyens pour se payer des doubleurs, la narration reste essentiellement visuelle, s’appuyant sur des décors improbables et un comique de situation qui éclaire le chaos ambiant. Dans ce film effréné, toujours en mouvement, les événements s’enchaînent et se répètent en boucles temporelles, autant d’occasions supplémentaires d’explorer l’univers Junk Head. Une séquence incroyable voit même notre robot donner naissance, presque par accident, à un véritable culte. On ne vous en dit pas plus : tout le plaisir se trouve dans le sentiment de découvertes fascinantes en continu qu’est ce voyage dans la tête de Hori Takehide.
Et à la fin de cette course contre le temps, aussi chaotique que fantastique, se terminant en renouant avec Junk Head, on nous annonce déjà qu’un troisième et dernier volet intitulé Junk End est déjà en préparation et qui sera une suite directe au premier volet. On a hâte ! Une bonne partie des pièces iconiques de la saga ont été vendues cet été aux enchères au Japon et serviront à financer le final de cette trilogie sans égale !
Peut-être n’y a-t-il pas d’art plus dépendant de son industrie, de ses contextes et de ses moyens de production que le cinéma, et cela semble encore se renforcer d’années en années. Alors des projets en stop-motion à moindre coût comme ceux-ci sont aussi rares qu’ils sont salutaires : une vraie libération, une bouffée d’air dans un paysage saturé.
Rose Thiers.
Junk World de Takehide Hori. Japon. 2025. Projeté au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg 2025