Hayakawa Chie revient après son superbe Plan 75 avec Renoir, distribué par Eurozoom, drame labyrinthique ayant, une fois de plus, la mort comme toile de fond.
Fuki, 11 ans, vit entre un père hospitalisé et une mère débordée et absente. Un été suspendu commence pour Fuki, entre solitude, rituels étranges et élans d’enfance. Le portrait d’une fillette à la sensibilité hors du commun, qui cherche à entrer en contact avec les vivants, les morts, et peut-être avec elle-même.
Renoir, comme l’avait fait Plan 75, s’ouvre sur une séquence introductive choc. Cette fois-ci, ce n’est plus la torture des aînés mais la souffrance infantile qui est mise à l’honneur, de manière d’autant plus troublante que son exposition fait étrangement écho à l’ouverture des Révoltés de l’an 2000, dans un registre radicalement différent, où pourtant la cinéaste peut se montrer paradoxalement parfois presque plus sadique que le film choc espagnol. Hayakawa Chie semble tout de même faire un pas de côté assez marqué par rapport à son précédent film : dans ce dernier, elle prenait le contre-pied réaliste de cette séquence introductive cauchemardesque (contre-pied d’ailleurs paradoxal puisque son introduction était tirée d’un fait réel, tandis que la suite de son film tenait de la fiction pure). Cette fois-ci, la cinéaste ne s’enfuit pas vers un réel matériel mais plonge dans un réel immatériel, la psyché de son personnage Fuki. Ainsi, le reproche principal que l’on pouvait accoler (à tort) à Plan 75, à savoir d’être trop discursif, est évacué dès les premières minutes de Renoir. On ne peut plus accuser la cinéaste de vouloir trop en dire, puisque dès son introduction, elle affirme qu’elle ne cherche pas à démontrer, mais simplement à montrer.
Renoir est donc avant tout le portrait d’une enfant de 11 ans au Japon en 1987, plus particulièrement celui de Fuki. Non content d’être le moteur du film, Fuki en est aussi la principale force esthétique. En empruntant un peu au mélo, la cinéaste explore, sans gestes mélodramatiques, la relation de Fuki vis-à-vis de son père mourant ; en empruntant au coming of age, Hayakawa Chie dépeint la jeunesse de Fuki sans jamais caractériser le personnage uniquement par sa jeunesse… Et surtout, en allant plus loin que ces considérations superficiellement formelles, la cinéaste fait de Fuki un personnage authentiquement trouble et insaisissable. Offrant alors une expérience éprouvante mais assez forte : celle d’être plongé dans le quotidien d’un personnage qu’on ne peut comprendre. Presque chacune des actions de la jeune fille sous-tend la question « pourquoi fait-elle ça ? », et la grande qualité du film est probablement de souligner le mystère du personnage sans jamais y apporter une justification ou une signification. La cinéaste fait baigner son film dans le gris, le flou, dans une nuance si radicale qu’elle ne permet foncièrement pas au spectateur de juger, mais simplement de constater.
C’est un geste très fort qui est effectué par Hayakawa Chie : elle remet le spectateur à sa place de spectateur, elle lui ôte ses pouvoirs omniscients acquis dans de nombreuses fictions. Ce geste pleinement conscientisé fait partie intégrante du film : Fuki elle-même est une spectatrice, elle se retrouve dans la même situation que nous. Souvent on la voit regarder, scruter et chercher à comprendre ce qu’elle regarde. Plus tard dans le film, on la voit regarder une émission de prestidigitation à la télé : le présentateur annonce pouvoir transmettre une image par télépathie aux téléspectateurs. Fuki arrive à recevoir cette image par télépathie et, tout au long du film, essayera avec de nombreuses personnes de son entourage de répliquer l’exploit en leur transmettant, à son tour, une image par télépathie. Avec un taux de réussite cependant extrêmement variable. Difficile de ne pas y voir là la cinéaste dépeindre, dans un même geste, la relation entre un artiste et son spectateur, ainsi qu’une remise en question de la modalité discursive du cinéma et des arts. Ici, cette volonté de transmettre au spectateur quelque chose est reléguée au tour de prestidigitation ou au coup de chance, ça ne fonctionne pas toujours. Ce qui n’est pas grave puisque, en soulignant ça, elle assume surtout que l’incompréhension fait pleinement partie de l’expérience spectatorielle. Plus radicalement, à travers Renoir, la cinéaste en vient même à questionner la capacité de compréhension mutuelle dans sa manière d’aborder l’empathie dans son récit. Dans le film, l’empathie ce n’est pas comprendre l’autre, mais projeter sur l’autre ce qu’on croit comprendre de sa situation, de sa peine. Dans Renoir, comme dans Plan 75, ce qui est important ce n’est pas tant de saisir ce que voudrait transmettre la cinéaste, mais plutôt l’expérience individuelle, tant celle de la cinéaste que du spectateur, permise par le médium. Cette expérience individuelle, c’est ce que le spectateur projette sur le film en le voyant.
Fidèle à son geste radical, la forme en est donc directement impactée : elle est, elle aussi, insaisissable. Le pas de côté par rapport à Plan 75 est difficilement perceptible dans sa grammaire cinématographique : Hayakawa Chie ne délaisse pas sa mise en scène très réaliste pour une mise en scène plus onirique. Elle préfère plutôt explorer une psyché de manière onirique au travers de sa mise en scène réaliste. Une fois de plus c’est le trouble qui domine dans son style, elle utilise ce trouble afin de proposer une expérience viscéralement déroutante où le spectateur, même si privé de ses pouvoirs omniscients, acquiert une liberté totale. Elle tire aussi de ce trouble une puissance formelle assez inédite, notamment dans une incroyable et effroyable séquence de prédation qui fait basculer le portrait onirique dans le cauchemar le plus total durant une dizaine de minutes. Plutôt, la cinéaste fait coexister tout au long du film le rêve et le cauchemar, la candeur et l’horreur. Lorsque cette séquence arrive, ce trouble sert cette fois-ci une expérience marquante : tout du long de son déroulé, on ne sait pas si on est face à une scène aux accents grotesques ou bien à un moment d’horreur pure. Lorsqu’elle se termine en nous donnant la réponse, celle-ci agit une fois de plus doublement : à la fois comme un soulagement suite à son issue, mais aussi un goût amer suite à la révélation qu’en effet, l’horreur était bien là. L’horreur cohabite pleinement dans le film, de bout en bout et sous toutes ses formes. Et quand la cinéaste décide non pas de l’utiliser comme contre-point mais comme motif visuel ou scénaristique, elle le fait en évacuant tout le spectaculaire de celle-ci, en allant creuser dans ce que l’horreur a de plus banal.
Banal est peut-être le mot, avec quotidien, qui caractériserait le mieux le cinéma de Hayakawa Chie : que ce soit dans Renoir ou dans Plan 75, ce qui intéresse avant tout la cinéaste est ce qui n’est pas spectaculaire. La mort et le deuil sont explorés dans le film non pas pour ce qu’ils ont de disruptif avec le quotidien, mais pour ce qu’ils ont de tout à fait banal dans une vie. Le père de Fuki, aux portes de la mort, se comporte comme d’habitude à l’hôpital. Il n’est pas dans un combat, mais plutôt dans une cohabitation avec son cancer. Idem pour Fuki et sa mère : le cancer du père n’est pas un ennemi, il est un colocataire très envahissant mais qui, comme n’importe quel colocataire, s’inscrit dans le quotidien et dans la continuité. Et c’est dans le banal que la cinéaste vient soulever le trouble. Le père de Fuki par sa simple figure de père au sein d’une famille – peut-être même de manière exacerbée dans le cadre de la famille japonaise – sous-tend beaucoup de choses sur son personnage. Mais la cinéaste va aller à l’encontre de cet archétype pour montrer un personnage qui, derrière son incarnation parfaite du père japonais (salaryman, peu loquace, assez distant) révèle l’individu pétris de faiblesses et de contradictions. À l’inverse, quand la cinéaste en vient à convoquer une figure de monstre, de grand méchant loup ou de roi des aulnes, c’est aussi et surtout pour y révéler l’individu banal et parfaitement archétypal derrière sa figure de monstre – le prédateur piégeant Fuki étant, en très peu de présence à l’écran, un personnage tout aussi complexe que Fuki elle-même. La grande réussite du film étant probablement que quasiment tous ses personnages bénéficient à la fois de cette écriture et de cette mise en image trouble, soulignant leur complexité et faisant d’eux des individus à part entière.
Renoir est un film authentiquement étrange, de manière beaucoup plus marquée que ne l’était son prédécesseur. Ici, la cinéaste propose un film labyrinthique, onirique à bien des égards mais avant tout perturbant, afin de peindre le portrait de Fuki, personnage génial à la fois attirant, repoussant, mais surtout impossible à saisir. Hayakawa Chie continue de creuser des sillons imprévisibles et s’impose dès lors comme une cinéaste japonaise à suivre.
Thibaut Das Neves.
Renoir de Hayakawa Chie. Japon. 2025. En salles le 10/09/2025.