EN SALLES – La Femme de Seisaku de Masumura Yasuzo

Posté le 30 août 2025 par

The Jokers ressort en salles cette semaine six films parmi les plus provocateurs, sensuels et inventifs du réalisateur Masumura Yasuzo. Retour sur La Femme de Seisaku, romance sacrificielle typique du réalisateur sur fond de Japon belliqueux.

Japon, début du XXe siècle. Pour aider sa famille à sortir de la misère, Okane est devenue la femme d’un riche marchand bien plus âgé qu’elle. À la mort de celui-ci, sur les instances d’Omaki sa mère, elle retourne vivre dans son village natal. Mais les deux femmes ne sont pas acceptées du fait du passé d’Okane. Lorsque Seisaku, un voisin, rentre de son service militaire, il est accueilli en héros. À la mort d’Omaki, il est le seul à aider Okane et se charge des funérailles. Bientôt les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux.

Dans les films de Masumura Yasuzo, la passion amoureuse s’exprime souvent dans un mélange d’abandon aux confins de la folie et de défiance à son environnement. La femme mariée de Passion (1964) heurte ainsi son milieu bourgeois par son éveil à l’amour lesbien, tandis que les amants de La Bête aveugle (1969) se soustraient littéralement au monde extérieur dans leur frénésie érotique. Le mélodrame La Femme de Seisaku (adapté d’une nouvelle de Yoshida Genjiro) étend le spectre en posant sa romance en opposition des travers de la société japonaise.

Tant que le couple entre Okane (Wakao Ayako) et Seisaku (Tamura Takahiro) n’est pas accompli, cette séparation au monde qui les entoure est subie pour elle ou désirée de façon biaisée avec lui. L’exclusion est tout d’abord sociale pour Okane, mariée à un vieillard pour tirer sa famille de la misère, puis morale quand, à la mort de cet époux, elle est livrée à la vindicte populaire de son village en tant que femme dépravée. A l’inverse, Seisaku se place au-dessus de la mêlée en cherchant à être la fierté du village. Soucieux du regard des autres, cette volonté de donner l’exemple s’incarne à travers cette cloche qu’il a façonnée et accrochée à un arbre sur les hauteurs du village. Chaque matin à l’aube, il tonne dessus afin de sortir ses congénères de leur torpeur et les inciter à travailler. Fraîchement revenu de son service militaire, il cherche à représenter le « soldat parfait » dans un idéal de surhomme qui se fond avec les élans nationalistes et belliqueux du Japon d’alors en guerre avec la Russie.

Okane et Seisuke vont éperdument tomber amoureux, la paria s’humanisant en se sentant soudain considérée et l’élu faisant de même en pouvant se montrer sous un jour moins parfait. Ce cocon où ils peuvent être autre chose que ce que les autres voient en eux (malgré eux ou de leur propre volonté) s’exprime dans une frénésie charnelle que Masumura filme avec une délicatesse et une sensualité rares – les jeux d’ombres révélant et/ou dissimulant la peau blanche de Wakao Ayako. Le fait d’être touchée sans le sentiment de propriété libidineux de son époux défunt, d’être regardée sans le mépris mêlée de jalousie et désir des villageois, tout cela transforme Okane en femme accomplie qui quitte son aigreur initiale pour s’abandonner à cet amour dévorant. Le chemin sera plus long pour Seisuke qui retrouve son armure de héros dès qu’il quitte Okane pour se soumettre aux regards des autres.

Mais bientôt, c’est la guerre et une mobilisation de Seisuke qui met à mal cette relation fusionnelle. Seisuke est encore prêt à répondre aux attentes en mourant héroïquement au combat (et participer à une mission suicide comme on l’apprendra). Lors de son retour de permission, il savoure les festivités en son honneur quand parallèlement Okane se montre fébrile car n’attendant que leurs vraies retrouvailles dans l’intimité de leur chambre. Seisuke est prêt à affronter les préjugés des villageois et de sa famille dans sa relation avec Okane, mais pas encore à mettre à mal sa stature de « soldat parfait ». Un cruel réveil à l’aube le voit prêt à repartir sans émotion, fidèle à ce personnage public alors qu’Okane assume son profond désarroi – la posture concerne d’ailleurs autant les hommes que les femmes qui ne doivent pas leur faire perdre la face par émotivité. L’expression de cette passion, la peur d’une séparation définitive va ainsi conduire Okane à un geste d’amour insensé qui la bannie mais « tue » aussi l’idée du soldat parfait.

Les rôles s’inversent alors, Okane devenant symboliquement la seule « élue » dans le cœur de Seisuke découvrant à son tour l’existence de pestiféré aux yeux d’une population girouette. Si l’action se déroule au début du XIXe siècle, impossible de ne pas voir une critique du Japon belliqueux et du nationalisme suicidaire de la Seconde Guerre mondiale de la part de Masumura. Le héros n’est qu’un pantin propre à véhiculer les archétypes mortifères que s’en fait une société japonaise (Seisuke handicapé malgré lui devant passer en cours martiale militaire) prête à le rejeter dès qu’il s’en écarte tels ses villageois haineux envers Seisuke, coupable d’avoir survécu. Dès lors, les amoureux, dans de poignantes retrouvailles finales, sont enfin prêts à n’exister que pour eux-mêmes. Ils sont ce défi à une société uniformisée interdisant de s’affranchir de ses codes brutaux.

Justin Kwedi

La Femme de Seisaku de Masumura Yasuzo. Japon. 1965. En salles le 27/08/2025