Il n’y a pas d’âge pour aimer, même quand on est une femme de 70 ans et qu’on vit dans une théocratie qui étouffe le désir et invisibilise les passions. Dans Mon Gâteau préféré, grand prix du jury au festival du film de Cabourg, les réalisateurs iraniens Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha suivent la quête de tendresse de Mahin, une veuve esseulée qui décide de retrouver le grand amour. Le long-métrage est désormais disponible en DVD chez Arizona. Film par Audrey Dugast ; Bonus par Flavien Poncet.
“Cette fois, nous avons décidé de franchir toutes les lignes rouges des restrictions et d’accepter les conséquences de notre choix de dresser un portrait réel des femmes iraniennes” : comme de nombreux cinéastes iraniens ces dernières années, Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha se sont vus retirer leur passeport fin 2023 et toute possibilité de quitter le pays pour présenter leur film. Faisant également l’objet de poursuites juridiques pour leur précédent long-métrage, Le Pardon (2020), c’est donc avec cette déclaration qu’ils ont présenté leurs excuses à la Berlinale il y a près d’un an. Leur long-métrage actuellement en salles, Mon Gâteau préféré, n’est pourtant pas un manifeste révolutionnaire. Il a peut-être juste le malheur de s’intéresser à la vie de celles qui sont encore considérées comme des citoyennes de seconde zone.
Le point de vue est ici celui d’une dame âgée, Mahin (Lily Farhadpour), veuve depuis plusieurs années. Elle habite seule dans une petite maison devant laquelle elle entretient un jardin luxuriant. Ses journées sont monotones, rythmées par un réveil tardif, des appels de sa fille partie à l’étranger avec sa famille, et quelques visites. Lors d’un déjeuner annuel organisé chez elle, ses amies parlent des hommes avec humour et l’encouragent à se trouver un amant. D’abord réticente, Mahin se met progressivement en quête de l’homme idéal et décide de provoquer le destin avec un tendre chauffeur de taxi, Faramarz (Esmail Mehrabi).
Si le thème des amours impossibles ou interdites entre deux jeunes personnes a déjà été exploré à plusieurs reprises par le cinéma iranien, celui de la vieillesse désirante reste rare. La condition affective des personnes âgées n’y est pourtant pas si différente que dans d’autres régions du monde : solitude, ennui et effacement de la vie publique peuplent les quotidiens. D’autant plus pour les femmes en Iran, qui passent de corps impurs à corps invisibles en l’espace de quelques années. Maryam Moghaddam & Behtash Sanaeeha insistent ainsi dans plusieurs plans sur le voile de Mahin, couvrant à peine ses cheveux grisonnants sans qu’on ne lui fasse plus la moindre remarque. Elle est également relativement libre de discuter avec des hommes et de suivre ses désirs, ces derniers étant en effet complètement impensés par les autorités islamiques : le contrôle des corps s’arrête là où disparaît le désir des hommes. A l’inverse, lors d’une scène clé, Mahin tente de prendre la défense d’une jeune fille arrêtée pour impudeur après avoir été surprise main dans la main avec son petit ami. Impuissante face à ce double standard, la vieille dame se heurte à la violence physique et morale des forces de l’ordre.
Cette courte altercation pourrait sembler anodine dans un film au ton finalement très doux, qui se veut d’abord une réflexion poétique sur l’éphémère, l’inattendu et l’absurde de la vie. Mon Gâteau préféré marque néanmoins une rupture intéressante dans les représentations de l’amour au féminin, et chaque petite transgression devient rapidement une révolution en soi. L’actrice Lily Farhadpour, qui porte avec brio le long-métrage sur ses épaules, est par ailleurs une militante bien connue des droits des femmes et des journalistes dans le pays, et avait déjà joué pour Maryam Moghaddam & Behtash Sanaeeha dans leur long-métrage précédent, Le Pardon. Ici, la caméra s’attarde longuement sur ses gestes et son regard. Chaque plan est à hauteur de cette petite femme à la détermination sans faille et sert la mise en scène de ses déambulations à la façon d’une traque, au point où le film frôle presque le thriller et renvoie sans cesse à la réalité de la condition féminine en Iran.
Bien que Mon Gâteau préféré ait été tourné juste après la mort de Mahsa Amini et les émeutes de l’automne 2022 qui ont suivi, les réalisateurs ne s’emparent pas directement du sujet, contrairement à Mohammad Rasoulof et sa dénonciation brutale de l’oppression systémique dans Les Graines du figuier sauvage (2024). Leur récit, dont l’engagement féministe est pleinement assumé, a une porté plus onirique dans ce qu’il nous dit des traces laissées par les êtres, de l’espoir à tout âge et des petites libertés qu’on s’octroie dans l’absurde d’une existence solitaire. Une autre façon somme toute de résister au fatalisme et au fanatisme mortifère d’un régime qui s’accroche de toutes ses forces à un pouvoir évanescent.
BONUS
Les bonii de l’édition DVD du deuxième des coréalisateurs mixtes iraniens se composent de 2 entretiens : l’un de 37 minutes avec Asal Bagheri, spécialiste du cinéma iranien, l’autre de 3 minutes avec le duo de cinéastes, Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha.
Asal Bagheri, auteure de la thèse « Les relations homme/femme dans le cinéma iranien postrévolutionnaire« , rappelle que, bien que sa diffusion a posteriori l’ai fait raisonner avec l’actualité socio-politique iranienne de 2024, le scénario a été écrit avant le mouvement de contestation Femme, vie, liberté, survenu en septembre 2022 suite à l’assassinat de Mahsa Amini par la Police des moeurs.
Avec une grande pertinence, elle met le film en écho avec l’évolution / la radicalisation de la société civile téhérane, en rappelant combien la force singulière de ce cinéma tient à sa propension d’être au diapason avec les changements de sa société.
Pour explorer cette concordance entre le cinéma indépendant et les mouvements sociaux, elle met en exergue notamment le mouvement underground cinématographique iranien, apparu en 2009 dans la filiation du mouvement vert (soulèvement d’insurrection citoyenne contre la corruption électorale). Son analyse du film se concentre ensuite sur le regard que les cinéastes porte sur le corps de la femme, en opposition à la République islamique et, a fortiori, du désir féminin.
Et par-delà ce cas très spécifique à l’Iran, sachant combien, comme disait le poète Miguel Torga, “l’universel, c’est le local moins les murs”, elle rappelle le rayonnement universel du regard des cinéastes sur la condition d’une femme senior sujette à retrouver du désir.
Enfin, parmi une analyse assez détaillée de ce que le film évoque des secrets privés de la société iranienne, on y apprend, non sans surprise, que, grâce aux réseaux sociaux, le film a été un “énorme succès” en Iran.
Ensuite, vraisemblablement capté via appel vidéo, les deux cinéastes évoquent rapidement leur processus créatif. Pêle-mêle, il en ressort que leur volonté de faire le film est survenue lorsqu’ils ont voulu représenter les petits moments du quotidien qu’ils chérissent ; le gâteau du film a été inspiré par la mère de la cinéaste. Il incarne pour eux la douceur de la vie. Ils sont désormais interdits de travail et de sortie du territoire depuis 20 mois au moment de l’entretien.
Fort de ces bonii, ce nouvel avatar du cinéma iranien confirme à la fois la grandeur de cette cinématographie du Moyen-Orient et la nécessité, d’autant plus impérieuse après la « Guerre des 12 jours », des artistes iraniens à témoigner de la vérité de leurs contemporains.
Mon Gâteau préféré de Maryam Moghaddam & Behtash Sanaeeha. 2024. Iran/Suède/France. Disponible en DVD le 11/06/25.