MUBI propose de (re)découvrir le chef-d’œuvre d’écriture qu’est Rashômon de Kurosawa Akira, qui a marqué et nourri durablement l’Histoire du cinéma.
Adapté de deux nouvelles du romancier Akutagawa Ryunosuke, Rashômon raconte le procès d’une affaire criminelle à l’époque Heian : un paysan vient s’abriter d’une pluie torrentielle sous une vieille porte délabrée (la porte du Dieu Rashô) où se sèchent déjà un bûcheron et un prêtre. Ces derniers semblent ne rien comprendre à une affaire à laquelle ils ont été mêlés bien malgré eux. Un samouraï aurait été assassiné et sa femme violée ; quatre témoins du drame, dont le prêtre et le bûcheron, vont donner leurs versions des faits, toutes contradictoires…
Rashômon : un « Moment » d’Histoire du Cinéma
Rashômon est une œuvre qui détonne à son époque parmi les productions du studio Daiei qui l’a produite. Le studio se sent longtemps encombré par ce film considéré comme trop expérimental (narration brisée, soleil filmé de face, boléro, récits imbriqués, etc.). On était loin des films médiévaux classiques qui fleurissaient dans les années 40 (jidai-geki). Encombrés ? Seulement, jusqu’à ce que Rashômon aille ramasser prix, récompenses, et lauriers. A savoir un Lion d’or en 1951 à la Mostra de Venise suivi ni plus ni moins de l’Oscar du meilleur film étranger. D’une certaine façon, on peut même considérer que c’est ce chef-d’œuvre qui inaugure ce que l’on appelle communément le second âge d’or du cinéma japonais qui couvre toute la décennie des années 50 car jamais encore un film japonais n’avait reçu de tels prix à l’international. C’est par ce long-métrage que Kurosawa Akira a ouvert le reste du monde au cinéma japonais. Tout en lançant par ailleurs la carrière de Toshiro Mifune pour son excellente interprétation du vagabond, un rôle qu’il reprendra régulièrement sous diverses formes par la suite. On le retrouvera plus d’une quinzaine de fois aux côtés de Kurosawa parmi ses plus grands films comme Les Sept Samouraïs ou Barberousse.
Depuis sa sortie en 1950 au Japon, le film n’a cessé d’influencer ou d’être cité par les cinéastes du monde entier qui lui ont succédé. On ne peut donc pas considérer cette œuvre sans porter un coup d’œil rétrospectif sur son héritage. En premier lieu, il s’insère dans l’héritage plus global de l’Œuvre de Kurosawa Akira qui a influencé, inspiré et même façonné nombre de cinéastes réputés comme Sergio Leone, Georges Lucas, Martin Scorsese, Quentin Tarantino ou encore Steven Spielberg. Et à lui seul, Rashômon a légué, outre quelques remakes américains, de vraies leçons de cinéma que l’on enseigne encore et toujours dans les écoles, à savoir “l’Effet Rashômon » et “le narrateur non fiable” (notion définie par Wayne Booth en 1961). A l’heure actuelle, il serait fastidieux de nommer une à une toutes les fictions qui ont eu recours au procédé d’écriture de “l’Effet Rashômon”, soit le fait qu’un même événement soit interprété et raconté de manière contradictoire par les individus impliqués. Cet effet imbibe séries et films en tout genre. On peut à titre d’exemple citer une série comme X-Files ou des films comme le récent Le Dernier duel de Ridley Scott, pour lequel les critiques n’ont eu de cesse de se référer à l’œuvre de Kurosawa pour pouvoir en parler convenablement.
Que nous raconte Rashômon ?
Ce qui travaille Rashômon aussi bien dans sa forme que dans son propos, c’est d’abord évidemment la question du point de vue. Le génie des grands cinéastes est de savoir expliciter le fond de leur propos à travers un vrai travail de la forme cinématrographieque. Et ce film en est un des exemples les plus flagrants ! Kurosawa innove son cinéma et nous propose quatre versions des faits entrecroisées viennent apporter quatre angles de vue/caméra pour quatre conclusions différentes. Des versions, qui plus est, largement contradictoires. Aussi, aucune des reconstitutions portées à l’écran, des différentes versions des faits, ne sont assurées d’être la réalité objective de ce qu’il s’est passé. Le cinéma retrouve ici, mis à nu, sa nature première d’ art illusionniste. Il n’est qu’un point de vue parmi tant d’autres sur la réalité. Et plus encore, ces multiples points de vue sur une même histoire sont eux-mêmes un récit rapporté que raconte le bûcheron en attendant que la pluie cesse. Les récits et les points de vue sont imbriqués sur plusieurs niveaux et l’on navigue pendant tout le film entre “la porte”, “le procès” et “les reconstitutions des faits”. La narration linéaire laisse place à une narration brisée et hachée, allant à sauts et à gambades en permanence.
Le récit des événements nous sera raconté quatre fois : selon le vagabond, selon la femme, selon le bûcheron et selon la victime (morte) elle-même ! Quatre variantes d’un même récit accompagnées du lancinant et répétitif boléro de Maurice Ravel. Le spectateur est baladé dans ces différentes perspectives des faits sans jamais savoir qui croire, pas même la propre victime. Les narrations sont trop contradictoires pour que le spectateur ne puisse ne serait-ce qu’envisager de recouper les faits. Rashômon n’est ni un polar, ni un film de procès. La vérité des faits, au final, importe moins que la multiplicité des regards avec laquelle elle est abordée. Viol ou relation consentie ? Assassinat, duel de sabre, ou suicide ? On ne le saura jamais. La seule véritable question que Kurosawa pose à son spectateur est la suivante : les témoins, en tant qu’êtres humains, sont-ils tous inévitablement des menteurs qui tordent les faits à leur avantage et dissimulent leurs fautes ? Ou bien existe-t-il plutôt plusieurs vérités sur un même évenement, chacune façonnée par la subjectivité de celui qui les raconte ? De par la contradiction flagrante des récits, on pourrait opter pour la première possibilité. Cependant, le film laisse entendre, notamment dans son final, qu’il y avait une bonne part de sincérité en chacun des témoins.
Tout le sens de ce questionnement sur la relativité des points de vue s’incarne dans le ton et l’atmosphère du film. Rashômon laisse une impression durable, une saveur unique, imprimée dès les premières minutes par le cadre désolé de la porte en ruines du Dieu Rashô. Sous une pluie battante, au cœur d’une tempête qui emporte avec elle des visages de démons sculptés et brisés, un bonze pleure l’état du monde. Le Japon est ravagé par les épidémies, les catastrophes naturelles, les guerres. La survie devient une lutte, la foi vacille. Ébranlé par le récit d’un crime d’une brutalité inouïe, le bonze porte sur l’humanité un regard désabusé, désespéré même, et ce regard imprègne tout le reste du film. Un fatalisme diffus semble alors s’imposer : le mensonge, l’horreur, la petitesse de l’homme face au sort seraient les véritables fondements de l’humanité. Et aucune justice, fût-elle humaine, ne pourrait jamais les réparer.
Pourtant, malgré cette noirceur, le bonze tente désespérément de préserver sa foi en l’homme, de croire qu’il subsiste, quelque part, une part de lumière sur cette Terre. Un espoir, aussi fragile soit-il, pour continuer à croire en l’humanité. Cet espoir, Kurosawa nous l’offre, à la manière d’Alexandre Dumas dans Le Comte de Monte-Cristo, par la découverte finale d’un nouveau-né. Ce bébé abandonné, tel un rayon de soleil perçant à travers la pluie, ranime une lueur dans les ténèbres. Aussi sombre que soit le tableau, Kurosawa refuse de sombrer dans le désespoir. Au terme du récit, la seule vérité qui semble mériter d’être retenue est peut-être la plus simple : la bonté. Celle, humble et silencieuse, du bonze qui tend les bras vers l’innocence.
On ne peut donc que recommander chaudement de courir (re)découvrir ce chef-d’œuvre du cinéma de Kurosawa. Il ne vous laissera certainement pas indifférent, que vous l’ayez déjà vu ou non d’ailleurs.
Rohan Geslouin
Rashômon de Kurosawa Akira. Japon. 1952. Disponible sur MUBI