CANNES 2025 – Love on Trial de Fukada Koji

Posté le 29 mai 2025 par

Fukada Koji est de retour et, habitué de la Croisette, il a eu droit à sa nomination dans la trouble catégorie de Cannes Première. Il revient cette fois avec Love on Trial se présentant comme un film de procès autour de la condition des Idols au Japon. Comme souvent chez le cinéaste japonais, ce que le film prétend être n’est rien d’autre qu’un synopsis pour attirer le spectateur innocent dans une expérience cinématographiquement forte et inattendue.

Jeune idole de la pop en pleine ascension, Mai commet l’irréparable : tomber amoureuse, malgré l’interdiction formelle inscrite dans son contrat. Lorsque sa relation éclate au grand jour, Mai est traînée par sa propre agence devant la justice. Confrontés à une machine implacable, les deux amants décident de se battre, non seulement pour leur avenir, mais pour défendre le droit le plus simple et le plus universel : celui d’aimer.

En bon formaliste, la séquence d’ouverture de Love on Trial fait office de note d’intention, tout aussi trompeuse que son synopsis mais qui, contrairement à ce dernier, ne ment pas pour autant. Un homme, probablement un technicien, ouvre une porte gigantesque, semblable à celles qui ferment les studios américains de cinéma ou bien, et c’est plus probable dans le cas de notre cinéaste très proche du milieu du spectacle, aux portes gigantesques qui, sur les scènes de théâtre, renferment le décor. Bref, une grande porte s’ouvre et laisse à voir la fiction : non pas tant celle du film qui inclut le surcadrage lui-même, mais celle du réel. Étant dans un film qui se vend comme un film de procès, l’on pourrait alors penser qu’il s’agit là d’une manière assez frontale et un peu ampoulée d’annoncer que le film sera sur la fiction qu’est la justice, le théâtre qu’est le procès au sein de la société. Mais non, ce n’est clairement pas cela la visée de Fukada : il l’expédie d’ailleurs par une simple phrase prononcée en fin de film par une amie de Mai qui dit, noir sur blanc, que le procès n’est qu’un simulacre. Anatomie d’une chute n’a que 2 ans, Fukada n’a alors pas besoin de remontrer ce qui avait alors déjà été si bien montré. Non, la scène introductive continue et la fiction qu’elle nous montre, cette fiction du réel, est contre toute attente celle de l’univers des idols : on y voit le groupe Happy Fanfare se faire sermonner puis se préparer à mettre en route la fiction du réel, la fiction marchande nommée « idol ».

Formellement, Fukada déploie ainsi son premier terrain de jeu : celui entre les images marchandes, tout ce que représente iconographiquement Happy Fanfare, et les images de cinéma, la manière dont il (sur)capte, surcadre parfois, ces mêmes images marchandes et surtout la manière dont il les rejoue. Un superbe jeu d’oppositions, aussi ludique que beau, s’offre alors au spectateur : celui entre les images de la règle et celles de l’exception. Cette opposition godardienne est au centre du film, il en est le moteur esthétique, narratif mais aussi politique. Esthétiquement, Fukada fait le choix de recréer les images de la règle, c’est-à-dire de la culture, de l’industrie, des Idols et donc, en déroulant notre film, du capitalisme, pour après coup les capter et les supplanter avec les images de l’exception, l’image enregistrée par le réalisateur et ses techniciens, l’image de cinéma. Le pastiche industriel est parfait, puisqu’il n’est pas composé, chorégraphié ni même designé par Fukada, mais pour lui. Il prend dès lors presque la posture du documentariste de sa propre fiction pour renverser la logique de domination entre la règle et l’exception. Un jeu de plus que le cinéaste s’amuse à mettre en place. Et dans ce jeu, c’est bien le cinéma qui supplante la règle et qui joue avec, qui se joue d’elle. Le geste est assez fort pour un seul film, et il occupera principalement la première heure de celui-ci, mais Fukada utilisera cette opposition règle/exception pour nourrir un autre aspect de son film : le drame romantique.

Le couple Mai / Kei représente respectivement la règle et l’exception. Elle est une idol, certes opprimée, utilisée, produit de la marchandise vendue par sa société, mais fervente représentante de la règle en tant que participante active à celle-ci, de l’aliénation qu’elle accepte, à sa coopération active au groupe Happy Fanfare. Lui est un artiste de rue, vit dans sa camionnette et semble presque hors de la société, si ce n’est à travers ses tours et le peu d’argent qu’il en tire. Un couple donc radicalement et diamétralement opposé. Leur rencontre va faire s’entrechoquer la règle et l’exception : Mai se révolte alors un peu contre son ordre tandis que Kei accepte un peu plus de faire partie de la société. L’opposition semble s’égaliser et Fukada choisit la sage voie du centrisme. Cependant, pour peu que l’on fasse attention au langage cinématographique du cinéaste, l’illusion est brève : tout indique que ce couple ne peut trouver un équilibre, que la règle veut toujours la mort de l’exception et que l’exception ne peut survivre qu’en ne s’opposant fermement et sans compromission à la règle. Scénaristiquement, Fukada joue avec nous, mais iconographiquement, il ne nous laisse jamais d’espoir. Si cette histoire d’amour doit durer, il faut que Mai quitte son système, celui des Idols, des influenceurs, de la personne marchandisée mais aussi celui de la société spectacularisée, aussi bien au sens pauvre de l’expression (la domination des industries de divertissement) qu’au sens fort (dans l’acception debordienne d’une réalité modifiée par une vision du monde, celle du Spectacle). Kei, quant à lui, doit accepter d’abandonner l’exception, de se faire manger par la règle et de se compromettre à une société qu’il semblait avoir fui, dont il semblait en partie émancipé (ce qui est un peu naïf dans le film, mais volontairement naïf puisque le personnage de Kei, véritable coquille vide scénaristique et presque personnage-fonction, ne sert qu’à ça : représenter un idéal naïf. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ces apparitions soient ponctuées de fantastique). Ainsi, le drame romantique puise dans le moteur esthétique pour mettre en place sa tragédie : Mai et Kei ne pourront être heureux, car ils ne peuvent logiquement pas être ensemble. Ils tenteront quand même.

Comme troisième couche à son film, Fukada et son geste précédemment qualifié comme documentariste de sa propre fiction, livre quasiment une analyse structurelle du « phénomène idol ». De manière très illusoire, le film ne se veut pas véritablement politiquement marqué : Fukada ne va pas faire une généalogie de l’aliénation des Idols pour en venir au constat que cette aliénation, c’est celle de la logique marchande. Il ne va pas non plus faire un film militant dont le constat libéral serait un simple plaidoyer pour les droits : les idols féminines sont opprimées par le fonctionnement du système, il faut alors les protéger des dérives du système à travers des droits inaliénables, et donc, il faut rajouter plus (ou moins) de clauses dans le contrat. De son postulat de départ, le cinéaste ne garde qu’une chose (et qu’un simple constat) : il y a un problème dans le monde des Idols. Pour cristalliser ce problème il prend l’exemple, presque désuet (12 ans se sont écoulés depuis l’incident Minegishi Minami), de l’interdiction d’aimer. De ce postulat, il décide d’analyser, de partir du particulier pour aller au plus global. Qu’est-ce qui ne va pas ? Les Idols ne peuvent aimer. Pourquoi ? Car c’est dans leur contrat. Pourquoi ce contrat ? Car une Idol est un produit, un corps marchandisé. Quelle est donc la relation qui empêche les Idols d’aimer ? Celle de la relation produit/consommateur au cœur de leur profession. Bref, de ce postulat, Fukada laisse le choix au spectateur quant à la réponse politique adéquate à avoir : il présente tous les faits et au spectateur de savoir qu’en faire. Mais il semble tout de même, notamment grâce à sa tragédie amoureuse et son système s’infusant dans les trois parties faussement distinctes du film, incliner vers une direction : il est possible que le compromis ne le soit pas.

Love on Trial de Fukada Koji est donc dans la droite lignée de sa filmographie : le cinéaste reste un formaliste joueur. Il s’amuse avec le spectateur en proposant des constructions déroutantes, peut-être parfois bordéliques, mais ici relativement implacables tant tout semble se diriger vers une certaine cohérence. Cohérence ne voulant pas dire sens : ce n’est pas un film pour dénoncer le traitement des idols, ce n’est pas une histoire d’amour tragique, ce n’est pas un exercice de style sur les régimes d’images qui semblent dériver vers le Régime tout court : c’est tout à la fois, où tout nourrit tout, où l’un nourrit toujours le tout. Comme à son habitude, le cinéaste fait à la fois un double geste de mensonge total (le film n’est ni un film sur l’amour, ni un film de procès) et de franchise sans compromission (sa mise en scène venant toujours souligner ce qui est sous-jacent au récit et au narratif). Par conséquent, au spectateur adepte du jeu fukadien, Love on Trial ne décevra pas.

Thibaut Das Neves

Love on Trial de Fukada Koji. Japon. 2025. Projeté au Festival de Cannes 2025.