ALLERS-RETOURS 2025 – Interview de Chen Yusha pour Frankenfish by the River

Posté le 17 février 2025 par

Film de coming of age l’état pur, Frankenfish by the River était à retrouver au Festival Allers-Retours 2025. Nous avons pu nous entretenir avec sa réalisatrice, Chen Yusha, pour qui ce travail cinématographique représente un fragment entier de sa personnalité.

Trompée par son partenaire, Jia Jia, aspirante actrice, retourne dans sa ville natale et retrouve ses amis Han Ling et You Wei. Le temps d’un été, les jeunes adultes se confrontent à l’évolution des sentiments et au passage du temps à travers ces retrouvailles dans la folie de la vie citadine.

Vos personnages vont accéder à l’âge adulte en faisant leurs études, mais plusieurs moments montrent qu’ils restent des sortes d’enfant. Le dessin rappelle l’idée de la naïveté, il y a des bruits de cartoons… Pensez-vous que la jeunesse dans votre film essaie de s’échapper d’un avenir inquiétant vers des éléments plus confortables ?

Je pense qu’en Chine, la plupart des jeunes ne deviennent pas matures tout de suite après leurs études. Après l’université, leur vision de la société reste partielle et limitée. Ceux qui ont grandi en ville se retrouvent souvent dans une situation où ils ressemblent à des adultes, en apparence, mais ils se comportent avec une certaine naïveté. Ce décalage psychologique les met en rupture avec leur propre réalité. À 20 ans, ils traversent une phase de contradictions. Dans mon film, les personnages jouent et s’amusent comme des enfants. Cette fuite traduit en réalité une angoisse.

Chen Yusha le 03/02/2025 – Photo de Hong Yi

Dans le film, la ville est là comme décor, mais elle n’est pas réellement montrée. Les trois héros sont souvent ensembles dans le cadre, mais le décor a l’air hors-champ, comme si cela traduisait une menace… On dirait qu’ils vivent dans une bulle.

C’était un choix intentionnel. Lors de la sélection des focales, j’ai privilégié des objectifs entre 50 et 70mm pour isoler l’environnement urbain. Avec Internet, les jeunes qui grandissent dans les villes chinoises, qu’ils soient dans des métropoles ou dans des villes de second ou troisième rang, ont accès aux mêmes informations, utilisent les mêmes réseaux sociaux. C’est une réalité plutôt généralisée. J’ai essayé de rendre la ville abstraite, afin que des jeunes de partout puissent s’identifier à mon histoire.

Quant à cette impression que les personnages vivent dans une sorte de “bulle »… elle est liée à mon expérience. Ma perception du monde est aussi limitée et je ne peux raconter que ce que je vois et ressens de mon point de vue. Ce film représente une vision de la jeunesse que j’ai eu à ce moment-là. Aujourd’hui, je n’aurais pas les mêmes idées.

Votre film s’articule sur 3 personnages vivant leur jeunesse, notamment dans des boîtes de nuit. La configuration de leur relation ressemble en partie à celle des héros du film japonais And Your Bird Can Sing de Miyake Sho. Avez-vous vu ce film ? Y voyez-vous une inspiration ?

J’ai vu And Your Bird Can Sing et j’aime beaucoup ce film. Certains m’ont dit que mon film lui ressemble, mais je ne crois pas. Mon film est plus “enfantin”. Les personnages n’ont pas le même âge non plus. Dans And Your Bird Can Sing, ils ont pour la plupart plus de 30 ans, alors que les miens ont 22 ou 23 ans. Il y a peut-être des ressemblances dans la scène de la boîte de nuit mais pour le reste, mon approche est quand même différente et notamment sur les relations entre les personnages.

Le film de Miyake Sho repose sur un triangle amoureux, alors que lorsque j’écrivais le scénario, j’ai fait exprès d’éviter cette dynamique. Les liens que je décris se fondent sur l’amitié : parfois, une personne peut s’intéresser à l’autre, mais en général, tout le monde reste de très bons amis. Cette configuration me semble plus naturelle. Ma vie sentimentale est assez calme. Je n’ai jamais vécu ce genre d’histoire, alors j’ai choisi de mettre l’accent sur ce que je connais, ce qui est l’amitié, entre femmes, entre femmes et hommes. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est cette complicité.

Dans la chambre du personnage principal, on peut observer une affiche des 400 coups de Truffaut. Est-ce que la présence de cet objet traduit votre cinéphilie, celle du personnage, ou bien y voyez-vous un lien entre vos deux films qui sont des coming of age ?

En fait, l’affiche des 400 coups n’a pas été placée dans le décor. Elle était déjà là dans la pièce. On a simplement décidé de la laisser. Je trouve que cela fonctionne bien. L’héroïne a un certain esprit rebelle qui fait écho au film de Truffaut.

Il y a de belles séquences animées dans Frankenfish by the River. Avez-vous un goût pour la bande dessinée ou l’animation ? Avez-vous des références en matière de bandes dessinées particulièrement ?

Crayon Shin-chan !

En effet, il y un côté amusant et frais que partage ces deux œuvres !

Il y a un autre film d’animation japonais, Mes Voisins les Yamada. J’aime beaucoup ces œuvres au style de dessin simple, presque brut. J’ai un faible pour les choses comme ça, qui conservent un aspect un peu rugueux mais qui restent pleines de joie d’enfance. Ça se retrouve aussi dans la musique du film. Au départ, je voulais de la musique classique, du piano, mais j’ai vite réalisé qu’elle ne convenait pas à l’univers du film. Finalement, j’ai choisi une musique synthétique tout en conservant une touche classique. Elle évoque pour moi l’imaginaire de háng hǎi shí daì (l’ère des grandes explorations maritimes). J’y ai intégré des sonorités électriques et métalliques.

Le voyage à l’étranger est au centre des questionnements des étudiants du film. Le carton à la fin montre d’ailleurs un hommage au concept de voyage. Beaucoup des jeunes cinéastes chinois projetés au Festival Allers-Retours ont étudié hors de Chine, en Amérique, en Europe ou ailleurs en Asie. Pensez-vous que le voyage est incontournable pour les jeunes chinois ?

C’est une question assez large pour moi. Je n’ai jamais étudié à l’étranger, mais cela m’a influencée, car beaucoup de mes amis sont partis. Je me suis aussi posé cette question. Certains d’entre eux ont choisi de partir parce qu’ils ne trouvaient pas de moyens en Chine et voulaient voir d’autres choses. Ils ne savaient pas quoi faire dans la vie, ils essayaient de trouver un sens ailleurs. À mon avis, que l’on parte ou non, tant que l’on a une idée et que l’on avance dans cette direction, c’est toujours une bonne chose.

L’un des personnages du film est inspiré d’une amie qui a étudié en France. Puis elle est retournée en Chine, avant de repartir récemment aux Pays-Bas. En observant mes amis, j’ai remarqué qu’ils entamaient une seconde vague d’études à l’étranger. La vie ressemble parfois à une boucle… Mon film a été tourné en 2020. Il y a cinq ans. Il a été tourné à la fin de cette année-là et a été présenté pour la première fois au festival FIRST en août dernier. Entre-temps, j’ai vu mes amis revenir et repartir, ce qui m’a fait réfléchir à ma propre vie. Moi, j’attendais, comme mon film attendait. Finalement, c’est aussi le film qui m’a emmenée ailleurs. À Xiamen, par exemple, maintenant à Paris… C’est une chose magique.

En tout cas, je suis vraiment heureuse de vous rencontrer. Pouvoir discuter de ce film en personne est une occasion précieuse.

À quel degré les personnages du film représentent des choses vécues pour vous ?

Le personnage de Liu Jiajia dans le film est à 80% inspiré de moi-même, avec 20% de fiction. Par exemple, l’arrivée de son premier amour, Xiao He, et la scène où ils passent du temps ensemble viennent de mon imagination. C’est une forme de nostalgie pour ma jeunesse : si je revoyais cette personne, comment me sentirais-je ? Avec ce film, je tourne la page.

Le personnage masculin du trio souffre de problèmes de dos comme Xiao Kang dans les films de Tsai Ming-liang. On voit également beaucoup d’aquarium et d’éléments aqueux dans votre film. Cela évoque aussi lointainement le cinéma de Tsai. Est-ce une influence pour vous ?

En fait, non. J’ai vu deux ou trois films de Tsai Ming-liang. J’ai été influencée par beaucoup de films, mais je ne les ai jamais regardés de manière systématique. Souvent, c’est un élément particulier qui me pousse à voir des films. Par ailleurs, mon travail ne se nourrit pas uniquement du cinéma : il est aussi influencé par la peinture, la musique et d’autres formes artistiques.

Au début de mon apprentissage du cinéma, je regardais énormément de films. Mais une fois entrée dans la phase de production et de post-production, j’ai presque complètement arrêté. Pendant les trois années que je travaillais sur ce film, j’ai dû voir moins de vingt films. C’est très peu, je sais. D’un côté j’avais peur d’être emportée par les styles des autres. De l’autre, j’étais épuisée.

Je suis restée immergée dans mon histoire. Pour les personnages, les choses étaient déjà passées, mais moi, je les vivais encore. Je continuais à y penser, à me demander quelle forme prendrait l’animation ou comment relier les séquences. Je ne voulais pas et je n’étais plus capable d’absorber de nouvelles choses. J’ai été bloquée dans cet état pendant longtemps. Pour éviter d’être parasitée visuellement, j’écoutais surtout de la musique.

Quel est le titre du film de Stephen Chow avec le poisson dont il est question à la fin du film ?

Je ne me souviens plus du titre… C’est le film avec Lin Yun, The Mermaid. Je ne sais pas pourquoi je l’ai mentionné à ce moment-là. Peut-être parce que mon film a un côté comique. Dans The Mermaid, il n’y a qu’une scène où le monstre marin surgit et attaque les villageois. C’est une référence plutôt improvisée.

Par ailleurs, dans la scène du jeu de tir, lorsque les deux filles crient “Chez le fleuriste!”, il n’y a pas de film particulier qui ait inspiré cette réplique. C’est de l’improvisation, pour créer un certain effet.

Quel est votre moment de cinéma ? Un film ou un scène qui vous aurait particulièrement marquée.

Une Jeunesse chinoise de Lou Ye et Love Letter d’Iwai Shunji. J’admire la sincérité de son approche. Il traite ses personnages avec une certaine dureté, ce que je trouve audacieux.

Dans le film, je joue Liu Jiajia. Il y a une scène où elle est au téléphone avec son ex-copain sur la terrasse. C’était intense. Les dialogues sont crus et j’ai vraiment puisé dans mes émotions. Ma mère m’accompagnait. C’était un moment gênant. Dans les films de Lou Ye, les personnages se livrent entièrement, avec une sincérité totale. C’est quelque chose qui m’inspire beaucoup.

Propos recueillis par Maxime Bauer le 03/02/2025.

Propos traduits du mandarin et retranscrits par Xinyu Guan.

Remerciements à Chen Yusha et à l’équipe du Festival Allers-Retours.

Frankenfish by the River de Chen Yusha. Chine. 2024. Projeté au Festival Allers-Retours 2025.