Yeo Siew Hua - Stranger Eyes

ALLERS-RETOURS 2025 – Stranger Eyes de Yeo Siew Hua

Posté le 12 février 2025 par

Stranger Eyes de Yeo Siew Hua est une réflexion et une démonstration de l’influence de la société de contrôle sur les comportements humains. À quel point la vidéosurveillance généralisée façonne-t-elle nos vies ? Le film, qui était à voir en avant-première au Festival Allers-Retours 2025, se révèle être une remise en cause de notre rapport à l’image et au langage.

À Singapour, un jeune couple à la recherche de leur petite fille disparue découvre des enregistrements vidéo de leurs moments les plus intimes pris par un mystérieux voyeur, les conduisant à enquêter pour révéler la vérité derrière ces images – et sur eux-mêmes.

On a découvert Yeo Siew Hua en 2018 avec Les Étendues imaginaires, à la fois enquête policière façon film noir et introspection mentale colorée. Une plongée dans un Singapour interlope, Cité-État vaguement louche, inquiétante et contrebandière. Pas vraiment l’image d’Épinal qu’on se fait de Singapour, une place financière internationale cosmopolite, aseptisée et ultra-sécuritaire. Les Étendues imaginaires, c’est la fameuse différence entre la carte et le territoire. Yeo revient six ans plus tard avec Stranger Eyes, un ancien projet, longtemps mûri et remanié, au gré des débats sur l’acceptation de la vidéosurveillance (totalement normalisée et justifiée par la crise sanitaire du Covid-19). Singapour fait partie de ses villes high tech richissimes obnubilées par le contrôle (des flux financiers et des populations) et qui quadrillent ses moindres recoins de caméras : dans les rues, les immeubles, les magasins et bâtiments publics. Une ville transformée en studio de cinéma dont le gouvernement et la police sont les producteurs (et metteurs en scène ?). Comment ce dispositif de contrôle influence-t-il les comportements des habitants ? C’est la question que pose Stranger Eyes.

Yeo Siew Hua - Stranger EyesComme dans Les Étendues imaginaires, l’absence est au cœur de Stranger Eyes. Dans l’un, un travailleur immigré chinois disparu, dans l’autre, une petite fille enlevée dans un parc. Sauf que l’enquête pour retrouver la petite fille passe au second, voire troisième plan. Il est autant question d’absence que d’omniprésence. Comment peut-on disparaître dans une Cité-Œil où les caméras ne dorment jamais ? Yeo se concentre sur un duo pour rythmer le film : Junyang (Wu Chien-Ho), père de l’enfant disparue, et Lao Wu (Lee Kang-sheng), énigmatique voisin de l’immeuble d’en face. À ce duo s’ajoutent des seconds rôles (mais pas des moindres) : la femme et la mère de Junyang, la mère de Lao Wu et l’inspecteur de police en charge de l’enquête.

Quand le film commence, la petite fille a déjà disparu depuis plusieurs semaines. Ses parents ne sont déjà plus que l’ombre d’eux-mêmes, résignés et en dépression, quand un jour ils commencent à recevoir des DVD : des films amateurs tournés à la caméra numérique, épiant leurs faits et gestes : dans la rue, au supermarché et même dans leur appartement. Un avertissement et une prise de contact de la part du ravisseur ? C’est le déclic pour Junyang, sa femme et sa mère, qui comprennent qu’ils sont épiés en permanence, non seulement par les caméras de surveillance mais aussi par un étranger. Leur intimité et leur vie privée n’existent pas : même leurs ébats sexuels sont filmés depuis l’immeuble d’en face. Yeo convoque alors des références cinématographiques sur la thématique du voyeurisme : de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock à Caché de Michael Haneke. Ce voyeurisme total, influencé par l’urbanisme de Singapour (une forte concentration d’habitants dans des barres d’immeubles en vis-à-vis), se manifeste non seulement dans le système de vidéosurveillance généralisée mais aussi dans les comportements de chacun : les photos publiées sur les réseaux sociaux, les lives sur Twitch (Peiying, la femme de Junyang, y diffuse ses DJ sets depuis son salon), les films home made au caméscope mais aussi la bonne vieille filature, la traque.

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I’ll be your mirror (reflect what you are)

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Dans sa filature de Lao Wu, Junyang passe par quatre états liés à la surveillance-vidéo : l’espoir (tout est filmé constitue des preuves pour coincer rapidement ce voleur d’enfant), l’inquiétude (je suis épié à chaque instant… suis-je vraiment libre ?), la paranoïa (à quel point ce qui est filmé correspond-il à l’interprétation que je veux en faire ?) et le mimétisme (ne suis-je pas en train de devenir moi-même un nouveau Lao Wu ?).

Le duo Junyang – Lao Wu agit comme celui de Dante et Virgile dans L’Enfer. Lao Wu est un guide qui fait découvrir à Junyang la « forêt obscure » de Singapour, un environnement dont la surveillance généralisée pousse au voyeurisme. En épiant Lao Wu, Junyang devient progressivement Lao Wu et découvre une nouvelle facette de lui-même. Lao Wu devient un père pour Junyang, et le voyeurisme une hérédité. Jusqu’au dernier acte du film, qu’on peut trouver trop didactique mais qui permet de dépasser la question stricto sensu de la vidéosurveillance.

Comme Les Étendues imaginaires, Stranger Eyes met en scène des personnages fondamentalement isolés parmi les foules. Chacun vit dans sa bulle, dans son microcosme, sans voir les autres malgré la promiscuité et les caméras omniprésentes. L’obsession voyeuriste et le contrôle sont les seuls modes opératoires d’interactions. Singapour est étonnement vide : être seul est particulièrement aisé, comme dans ces scènes où Peiying déambule dans un supermarché vide, se donnant en spectacle devant les caméras de sécurité pour un harceleur qu’elle n’a jamais vu, ou dans cette discothèque déserte, baignée de couleurs vives et de musique électronique. Paradoxe d’isolement dans notre époque hyper-connectée où la saturation d’images est le langage premier. Dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard (étude sur le contrôle des individus par la politique industrielle et l’urbanisme), Marina Vlady, au sortir du sommeil, dit, en adaptant une phrase de Martin Heidegger, que « le langage, c’est la maison dans laquelle l’homme habite. » Aujourd’hui, le langage c’est l’image, à Singapour et ailleurs. Et nous vivons par et pour ces images, seuls contre tous.

Marc L’Helgoualc’h

Stranger Eyes de Yeo Siew Ha. Singapour-Taïwan-France. 2024. Projeté au Festival Allers-Retours 2025.