Mai, plus grand succès du box-office vietnamien, est une comédie romantique du comique et réalisateur vietnamien Tran Thanh. Du moins, c’est ainsi que le film se vend. Le festival Si loin, si proche, nous a permis de le découvrir.
Mai, nouvelle arrivante dans le quartier, est une masseuse d’exception. Elle fera la rencontre, bon gré malgré, de son voisin Duong, jeune homme enchaînant les conquêtes et terriblement imbu de lui-même. Tandis que Mai résiste aux avances de l’insupportable Duong, son passé va ressurgir.
À la lecture du synopsis, la trame du film semble claire comme de l’eau de roche : Mai, insupportée par l’affreux coureur de jupons Duong, succombera à son charme, tandis que Duong, tombé amoureux pour la première fois de sa vie, abandonnera son coté Dom Juan. S’enchaîneront des péripéties où Mai et Duong se repousseront, se retrouveront, et tutti quanti. Pourtant, dès les premières secondes du film, quelque chose cloche au niveau de la forme. Le cinéaste met en scène le début de son idylle comme un film d’horreur. Mai semble arriver non pas dans un immeuble, mais dans une demeure hantée, et ses voisins font plus penser aux voisins de paliers de Rosemary dans le film éponyme de Polanski, qu’au voisinage de Wysteria Lane de Desperate Housewives. Et pourtant, ce voisinage arrivera tout de même à être plus proche du second que du premier.
Cette rupture entre la forme et le fond, donnée comme tempo de départ au film, se creuse tout au long du film : scénaristiquement, sans divulgâcher quoi que ce soit, le film est la comédie romantique parfaite, aux accents de telenovela ayant pour unique direction le drama, l’amour dégoulinant, l’humour idiot et les relations tumultueuses. Dans la forme, il est un melting-pot de tout ce qui n’est précisément pas ça. Nous avons déjà évoqué l’horreur, dont le film en propose d’ailleurs plusieurs itérations très surprenantes : il commence comme un film horrifique standard, à l’ambiance oppressante et mystérieuse ; puis il emprunte les chemins de l’horreur cryptique, avec des scènes très violentes venant s’insérer, contaminer, les images de la rom-com classique ; il emprunte aussi beaucoup au film de fantômes, avec ses créatures et ses visions surnaturelles… Mais cette forme n’est jamais étanche, ni cohérente dans son emploi. Elle est là, et elle entrecoupe violemment d’autres formes qui, elles aussi, sont plus ou moins logiquement imbriquées avec ce qu’essaye de raconter Tran Thanh : très logiquement, nous avons de la comédie, de la romance, du soap opera, mais très souvent nous avons aussi du thriller, du drame, de l’horreur…
Le film n’a aucune cohérence formelle mais arrive pourtant à se doter d’une identité assez unique, qui se caractérise, très paradoxalement, par son goût pour le visuellement générique, mais poussé dans ses retranchements. Et même dans ces formes qu’il emprunte, le cinéaste s’amuse (ou d’ailleurs ne le fait sûrement pas exprès) à les détraquer et les faire sortir de ses fonctions primaires, toujours de la manière la plus surprenante possible. Mai apparaît comme un film pétri de contradictions : extrêmement premier degré, ce sont ses fulgurances à des années lumière de ce que le film serait censé être en tant que produit qui marque profondément. Ce sont aussi ses fulgurances dans sa manière de pousser les potards loin, très loin, trop loin qui font de Mai une expérience de spectateur totalement jouissive.
Bon nanar ou coup de génie ? Sûrement pas le premier, et très probablement pas le second. Il est vrai que le film est pavé de défauts. Pour être très clair sur le travail protéiforme du cinéaste dans Mai : celui-ci est totalement incohérent, peu travaillé et, en tant que tel, raté. La volonté affichée du cinéaste dans ce travail protéiforme est de faire une « belle » image, une image « cinématographique ». En bref, de faire une image vide, renvoyant à un référentiel imprécis, celui du « style » qui n’émerge pas de l’auteur, mais de ce qui serait universellement reconnu comme plaisant. Ce qui fait que cette démarche est intéressante dépasse, de loin, la volonté du cinéaste. Puisque de ce mélange à première vue primaire une idée, très faible, émerge : celle de tordre le modèle narratif du soap opera et de la rom-com pour en faire un spectacle baroque, poussif et jouissif. D’autres le font beaucoup mieux que Tran Thanh, mais ils n’ont pas cette chance de le faire accidentellement et d’en venir à ce résultat aussi bancal que profondément jubilatoire. Le film, en tant que grand spectacle, est une réussite. Une réussite bâtarde puisque, alors qu’il possède tout du spectacle calibré, ses qualités se démarquent surtout lorsqu’il fait n’importe quoi (et, c’est ce qui rend le film d’autant plus réussi, il fait n’importe quoi très souvent). Il est dans le sillon très rare, mais furieusement drôle, inventif et profondément jouissif, des cinéastes américains commerciaux fous (on pense notamment à John M. Chu ou encore James Wong).
Dans Twin Peaks, les habitants de la ville sont surpris, à plusieurs reprises, en train de regarder Invitation to Love, sorte de soap opera qui, extra-diégétiquement, est une parodie très grasse du genre. Mai serait Invitation to Love, ce soap opera cliché, à première vue peu intéressant et involontairement parodique dans notre diégèse à nous, le monde réel, mais avec un changement de ton le rapprochant étrangement de Twin Peaks lui-même, un mélange de formes ne se rapprochant d’à peu près rien aussi bien que d’à peu près tout, et qui aurait pour réalisateur Ryan Murphy (car oui, non content d’être une comédie romantique hétéro tout ce qu’il y a de plus basique, Tran Thanh, dans sa manie de faire du cinéma en ne citant que des formes, arrive parfois à dériver, on ne sait trop comment, dans les territoires du queer et même du camp, comme le montre le super personnage de la tante, semblant tout droit sorti d’une rom-com de John Waters avec Divine). Voilà la meilleure façon de décrire Mai, celle qui serait la plus proche de l’expérience de spectateur étrange qui vous attend : une sorte de palimpseste fou, impossible, fiévreux.
Thibaut Das Neves
Mai de Tran Thanh. 2024. Vietnam. Projeté au festival Si loin, Si proche 2025