BLACK MOVIE 2025 – Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing : Rougeologie

Posté le 23 janvier 2025 par

Après Jeunesse (Le Printemps) sorti en 2024, Wang Bing continue sa fresque documentaire sur la jeunesse chinoise dans le labyrinthe désolé de la zone industrielle de Zhili. Les deux derniers opus de la trilogie sont à voir au Black Movie 2025 ; intéressons-nous au 2è épisode : Les Tourments.

Rougeologie

Dans la première partie, Jeunesse (Le Printemps), les sommes que tentent de négocier les jeunes travailleurs révèlent que leur situation est un choix, un calcul, plus que la contrainte du poids de l’histoire que Wang Bing décortiquait avec un geste similaire dans À l’Ouest des rails. Le fantasme des grandes industries maoïstes qui ont transformé le pays est mort, mais sa réalité a muté en atelier où les jeunes vont pour se faire des sommes assez conséquentes (parfois presque 4000 euros en trois mois), à un jeune âge, dans une logique de paupérisation extrême, mais « volontaire ». Comme partout, l’uberisation est à l’œuvre. Les jeunes discutent d’ailleurs de partir à tout moment pour un atelier avec de meilleures conditions, dont la principale est la présence de femmes. Ces jeunes, contrairement au documentaire d’il y a 20 ans, ne sont pas des corps contraints à ce travail par le mouvement d’une nation dans une transformation économique massive mais des mains qui choisissent de se plier à cette violence pour un moment donné dans une sorte d’illusion libérale contrôlée. D’où le titre du film et le découpage des œuvres en parties comme des moments de la jeunesse, comme des saisons. Wang Bing suit cette jeunesse autant qu’il suit l’argent qui découle de leur travail. On se souvient qu’à la fin de la première partie, on retrouvait l’un des jeunes hommes dans une grande maison qu’il avait aidé à payer dans son village d’origine. Les logiques de migrations que l’on connait en Europe sur un mode intercontinental et dans une logique nord-sud, se joue en version microscopique entre les provinces de Chine, dans une sorte de ballet où la jeunesse s’épuise dans ce qui résonne autant comme une saison en enfer qu’une cérémonie de passage à l’adulte.

Dans cette logique, ce moment de travail pour une somme qui bâtira l’avenir de chacun est aussi le moment de construire les bases d’une famille pour les nouveaux arrivants. Les jeunes hommes et femmes s’adonnent au jeu du séduction dans les contraintes des lois du marché. Dans ces espaces symboliques et ces espaces réels des ateliers de Zhili se dévoile une porosité singulière que l’âpreté du dispositif de Wang Bing traduit avec une justesse vertigineuse parfois. Les relations entre séduction et travail font émerger des analogies étranges de moments similaires durant les grands bouleversements de l’Histoire récente du pays. La romance chinoise depuis plus d’un siècle ne serait qu’affaire de circonstances historico-économiques même à l’aune d’une captation documentaire.

La dispute d’une jeune femme qui a des doutes avec son oncle, qui refuse de prendre le lait qu’elle a acheté, est la litote qui incarne les tourments de cette partie. Entre les relations familiales, les désirs, les doutes et l’argent qui devient d’une seconde à l’autre une chose sans valeur alors qu’il définit l’existence de ces jeunes à ce moment. Ou dans la recherche du livret de payement d’un des jeunes, séquence par laquelle on est plongé dans la précarité de l’organisation qui accompagne la violence absurde du système qui ne laisse qu’une confusion frustrante devant ses failles. Tout cela révèle au jeûne homme sa propre solitude que Wang Bing parvient à incarner par la captation de ses regrets dans la pénombre, ou l’ombre du jeune homme imprime la nuit, noir sur noir. On sent dans les contradictions et les pérégrinations de cette jeunesse à travers les yeux du cinéaste une sorte de captation des transformations de l’existence digne d’un roman d’apprentissage. Ce n’est pas seulement une situation sociale ou des cas économiques que Wang Bing enregistre, c’est avant tout le réel, la vie dans un romanesque qui déborde du montage et du cadre malgré lui. Après tout, le genre littéraire du bildungsroman est concomitant des « révolutions industrielles », et de l’industrie en général. Le portrait de la jeunesse dresse celui en biais d’une société voire d’une culture. Plus profond que l’apprentissage, c’est une mise à nue des rapports et des structures spécifiques à la Chine. On passe des jeunes solitaires plein de rêves aux poids de familles empêtrées dans des conditions qui font relativiser les sommes de la première partie. Alors qu’explose les feux d’artifices qui évoque le nouvel an que l’on voit en conclusion de l’œuvre, les employés discutent du fait qu’on leur a coupé l’électricité. Un rappel que la nouvelle année en mandarin se souhaite « 恭喜发财 » (gōngxǐ fācái), qui signifie littéralement « à votre bonne fortune » ou « que vous puissiez prospérer ». Paradoxalement, ce n’est ni une comédie humaine ni une tragédie, mais une palingénésie d’un système dont l’humain n’est qu’une ressource que nous voyons devant les caméras de Wang Bing. Ce n’est pas pour autant que le cinéaste nie l’individualité de ses sujets, au contraire.

Dans la multiplication des points de vues autour d’un espace donné et dans les errances de ces corps, autant dans ces ateliers labyrinthiques que dans leur tête, il est difficile de ne pas penser à la grande littérature chinoise. Celle que revendique en filigrane l’œuvre de Jia Zhang-ke autant dans ses parties que dans son ensemble, que celle qui a défini le romanesque spécifique de la littérature chinoise. On pense évidemment au monument, Le Rêve dans le Pavillon rouge de Cao Xueqin.

Dans les ateliers de Zhili, Wang Bing découpe l’espace par toutes les lignes et les cadres qui se dressent devant lui. La profondeur de champs vers le néant résonne comme un vertige sur l’impasse de certaines situations. Les couloirs des ateliers avec cette focale sont comme des gouffres qui aspirent l’énergie et les rêves des vieux comme des jeunes. Mais justement, comme dans le grand roman chinois, c’est l’agencement des situations, le maillage des vérités, des points de vue et des existences qui peut provoquer l’émergence d’une réalité. D’une image commune. Il y a également le fait que les personnes sont présentées par les liens familiaux qu’ils ont avec d’autres dans les ateliers, qui évoque le canon littéraire. La porosité entre les désirs et la matière en plus de la multiplicité des personnages rapprochent le geste du cinéaste à celui de l’écrivain. De cette image commune coexiste sur le même plan une enfant (Xinxin) qui déambule dans les ateliers alors que ses parents travaillent à quelques mètres l’un de l’autre, autant que la violence de gangsters qui viennent racketter l’un des travailleurs à l’étage plus bas. Le découpage de Wang Bing est le liant du spectre social, du lumpen à la jeunesse revendicatrice, des enfants qui ne réalisent pas la situation à de jeunes adultes, tout juste sortis du lycée et de leur petit monde rural, qui viennent de comprendre sa violence. Dans ces jeux d’angles et de points de vue, c’est le rapport de force constant qui est aussi montré comme une lutte quasi-quotidienne entre les employés et les managers, jusqu’aux différences de salaires entre les différents ateliers. Mais la caméra de Wang Bing ne flanche pas dans la captation de toutes les réactions quand, par exemple, elle suit en un plan-séquence un homme qui quitte la discussion en préparation d’une négociation avant que celui-ci n’arrive à sa chambre et ne s’adresse à la caméra pour signaler la négociation comme si son départ n’était pas tout aussi légitime. En enregistrant le plus de variations de ces existences contraintes à la répétition, Wang Bing se rapproche d’une vérité qui ne pourrait être le fait d’une image mais de la somme de toutes mises sur le même plan symbolique. Là où cette grande littérature s’est faite la mémoire des aristocrates, voire des divinités chinoises, ou des manières des biens-nés, Wang Bing fabrique une mémoire commune de ceux que l’histoire oublie alors même qu’ils sont en son centre. Ces travailleurs ont des noms, des familles, des liens, des désirs dont le pavillon gris de Zhili n’est qu’un passage. La mise en abyme du récit canonique est même respectée lorsque l’un des jeunes travailleurs allongé sur son lit raconte les protestations de 2011 à Zhili (qui a dit qu’il n’y avait pas de grève ou de mouvement social en Chine ?) et une histoire de violences policières qu’il a subi durant ces mouvements, alors qu’il regarde un film sur son ordinateur en même temps. Les temps se plient dans les mémoires et les paroles de Zhili comme dans les réminiscences du grand roman chinois qui aujourd’hui laisse par le geste du cinéaste réellement la durée à une partie comme une métonymie des laissés-pour-compte du « miracle chinois » d’exister comme des individus dans nos regards. Pourtant c’est la structure répétée des deux parties qui se concluent par le retour de certains dans leur famille pour le nouvel an que l’on décèle l’analogie d’une vie au rythme agraire, la saison des amours, les conflits, les hivers de souffrance. En regardant Zhili, on se demande si on regarde le passé ou le futur de l’humanité car nous assistons à l’étrange mouvement d’un retour au néolithique en ruines, une transmutation, quand la culture n’est plus le fruit des cycle terrestre et céleste mais des saisons industrielles.

Une jeune femme dans le cadre d’une porte est subjuguée par le plus petit cadre de son téléphone. Alors qu’elle scrolle on entend une chanson de BIGBANG. Le documentaire qui a été filmé entre 2014 et 2019, nous révèle par ce petit moment une autre histoire macro-économique, celle de la K-pop, dont les premiers fans internationaux étaient ceux du marché chinois. Ils sont à l’origine du phénomène. En 2015, BIGBANG qui était à cette époque considéré comme le plus grand groupe au monde, entreprend sa dernière grande tournée, la majorité des dates sont en Chine dans des villes moyennes, et c’est probablement cette jeunesse qui a rempli les salles de l’empire du milieu à la sueur de son front. Il y a une fluidité propre au mouvement de l’argent qui évoque parfois celle des matières du vivant. L’argent des jeunes chinois de Zhili est probablement allé à une autre industrie, coréenne cette fois, dans un ballet sans fin. Dans les cycles que captent le cinéaste, il y a celui des évolutions culturelles qui rejouent sur un mode individuel, les grandes tragédies communes. Mais aussi, parfois, les joies. Ainsi se dispersent les efforts des âmes errantes de Zhili. Comme dans le grand roman de Cao Xueqin dont Mao était un grand fan, on pourrait dire que chaque image coûte une goutte de sang, celui qui fait le rouge des enveloppes du nouvel an.

Kephren Montoute.

Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing. Chine. 2024. Projeté au Black Movie 2025.