Ce mercredi 1er janvier est sorti le magnifique drame social Tout ira bien du réalisateur hongkongais Ray Yeung. Venu quelques jours auparavant effectuer une tournée d’avant-premières, nous avons pu nous entretenir avec lui.
Votre filmographie est dédiée aux thématiques LGBT, avec notamment un passage en Angleterre dans votre jeunesse et des films sur des relations entre hommes d’origine chinoise. Pouvez-vous nous parler de ce pan de votre carrière ? Y a-t-il une différence entre produire et réaliser un film LGBT à Hong Kong et en Occident ?
Quand je fais un film en Europe ou aux États-Unis – car j’ai aussi réalisé aux États-Unis, la principale différence est que je porte une étiquette de « Chinois ». Quand je suis à Hong Kong, je n’ai plus besoin de porter cette étiquette lourde et stigmatisante. J’ai toujours celle de réalisateur LGBT, mais pas celle-là.
Vous avez indiqué avoir puisé l’inspiration pour votre film Tout ira bien dans des interventions de femmes lesbiennes connaissant des problèmes d’héritage. Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé dans ces échanges et quelles idées aviez-vous pour la retranscrire dans un film ?
Un des témoignages les plus touchants auxquels j’ai pu assister était celui d’une femme qui avait vraiment dû se battre, y compris pour toucher son allocation. Je lui ai demandé si tous ces efforts valaient la peine d’être menés, elle m’a dit que oui, car au moins sa relation avec sa compagne était reconnue. La famille de cette femme décédée ne voulait pas reconnaître l’authenticité de ce qui les unissait, mais au moins, le monde le ferait.
Votre film est caractérisé par une écriture très fine. Vous avez dit avoir écrit le background de chacun des personnages séparément avant d’avoir articulé le scénario. Vous êtes scénariste et réalisateur du film. Que représente l’écriture d’un film en dehors de la mise en scène pour vous et comment articuler au mieux articuler les interactions entre les personnages ?
C’est très important pour moi de définir un background pour les personnages, et spécifiquement pour ce genre de films car il est question de relations humaines. Je pense, aussi, que cela aide les acteurs à connaître leur personnage, les relations qu’ils ont les uns aux autres en profondeur. D’ordinaire, j’écris un premier jet, puis lorsque j’en suis satisfait, je reviens en arrière pour écrire les back-stories.
Il y a donc des éléments que vous écrivez qui n’apparaissent pas dans le film ?
La majeure partie de la back-story n’apparaît pas dans la version finale. Pour Pat et Angie, j’avais écrit une back-story très élaborée, qui dépeint la façon dont elles se sont rencontrées, qui fait mention qu’Angie sortait avec des hommes avant de rencontrer Pat… Cela n’apparaît pas dans le film, mais il demeure une présence spirituelle de ces éléments, car les actrices en ont connaissance lorsqu’elles le jouent, et cela se ressent.
Hong Kong est une ville de cinéma réputée. Vous avez choisi d’en montrer un versant modeste, plus rare. Certains films hongkongais montrent des quartiers défavorisés mais malgré cela, vos plans sont peu communs. Vous montrez un columbarium avec beaucoup de détails, un lieu assez inédit dans le cinéma hongkongais, alors que par exemple, le cimetière en terrasse de Pok Fu Lam est souvent montré dans bien des films. Comment avez-vous choisi ces éléments de décor ?
Aujourd’hui, se faire enterrer dans un cimetière à Hong Kong est vraiment très difficile, car il n’y a plus de place. Je voulais insister sur la réalité de la vie hongkongaise d’aujourd’hui. C’est pour cela que les columbarium ont commencé à voir le jour, car cela prend moins de place. Mais malgré cela il faut se battre pour obtenir son emplacement. Je voulais montrer cette réalité de l’empilement, avec les immeubles en hauteur, le columbarium donc, mais aussi les parkings, dans lesquels on se gare sur plusieurs étages.
Dans votre film, on voit aussi beaucoup le bas des immeubles, les entrées, ce qui n’est pas très « sexy ».
Je voulais faire le portrait de cette classe très pauvre qu’à Hong Kong on appelle grassroots (racines d’herbes) – un terme qui veut signifier qu’ils sont situés à un niveau plus bas même que le sol. Tout ce qui les concerne est ainsi observé depuis le bas.
Parlons du cinéma hongkongais contemporain. En France, on a le défaut de dire que le cinéma hongkongais est mort. Évidemment, les grands réalisateurs de films de genre ne sont plus tout à fait là. Mais une nouvelle génération d’auteurs arrive, comme vous et des cinéastes tels que Li Jun (réalisateur de Drifting) et ces films d’auteur n’auraient pas pu être créés il y a 30 ans, car ce n’était pas commercialement viable. Que pensez-vous de cette génération de cinéastes à laquelle vous appartenez ?
Le cinéma hongkongais est entré dans une phase de changement très intéressante. Toutes les industries passent par une phase de changement. Cela reflète la société hongkongaise, ce que le public pense. Quand vous parlez de l’âge d’or du passé, vous parlez d’une époque de boom économique dans laquelle l’industrie avait beaucoup d’argent qu’elle a investi dans des films fantastiques, d’arts martiaux, de gangsters. Je pense que public hongkongais n’a plus vraiment envie de voir ces films-là, il préfère que l’on parle de la société hongkongaise et des problèmes qu’elle traverse (NDLR : Tout ira bien est resté de nombreuses semaines en salles à Hong Kong à la suite d’un fait de société qui a nourri le débat public, élément rapporté par Ray Yeung lors de sa présentation du film à Nancy le 18/12/24). C’est pour cela qu’existe cette nouvelle génération de cinéastes qui souhaite examiner la société hongkongaise et notamment des minorités.
Quand on voit votre film, la façon dont il s’intéresse aux minorités, on pense toujours à Drifting de Li Jun, à propos des sans-abris à Hong Kong…
Nos deux films ont le même chef opérateur et le même designer de production !
Tu Duu-chih a travaillé sur le sound design de Tout ira bien. Il est très connu pour sa collaboration avec Hou Hsiao-hsien. Qu’a-t-il apporté à votre film ?
Il nous a vraiment beaucoup aidés, surtout quand on a décidé de ne pas utiliser de musique. Il a proposé plein de choses. Quand on pense au sound design, on s’imagine les techniques hollywoodiennes avec une façon de faire le son toujours plus fort. Travailler avec lui est tout à fait différent : il s’agit de minimiser certains sons, voire d’en enlever complètement. C’est la première fois que j’ai pu me rendre compte que travailler sur le son avait un impact sur les performances. Quand les acteurs parlent, les bruits de soupirs, les respirations sont surlignés. Avec Tu Duu-chih, ils sont parfois accentués, parfois réduits, d’autres fois ils sont retirés et mis ailleurs… Cela changeait vraiment l’acting. La scène où Angie pleure dans la cabine est assez emblématique à ce sujet. Le son environnant est baissé et on n’entend que les pleurs d’Angie, eux-mêmes transformés pour être perçus comme de loin. Ce n’est pas seulement esthétique, cela a du sens. Ces pleurs à distance, comme étouffés par la cabine, même là, Angie est oppressée. Elle ne peut pas s’exprimer.
Il y a trois groupes de personnages dans Tout ira bien : le couple, la famille, et le groupe d’amies lesbiennes. Les personnages, de manière générale, ont leurs propres raisons d’agir comme ils le font, ce qui occasionne des frictions entre eux. Angie ne semble avoir aucune friction avec ses amies, avec qui elle fait communauté. Que représente pour vous ce groupe de personnages, bien mis en valeur dans le film ?
Ce groupe de personnages m’est venu lorsque j’ai interviewé des groupes de lesbiennes pour écrire le script. Lors de séances de lectures de scénarios avec mes acteurs, je les ai invitées pour qu’elles puissent écouter et faire des commentaires. Dans le scénario d’origine, Angie avait une amie hétérosexuelle, mariée à un homme. C’est ce couple qui tenait la boutique de fleurs à l’origine, au lieu du couple de femmes amies d’Angie et Pat. Et ces femmes lesbiennes m’ont dit que ce n’était vraiment pas réaliste ! (rires) Une femme comme Angie, qui a décidé de se mettre en couple avec une autre femme, est devenue le mouton noir de sa famille. Dans ces cas-là, on se tourne vers des gens qui connaissent les mêmes problèmes que soi, pour trouver une nouvelle famille, en quelque sorte. Il était beaucoup plus réaliste qu’Angie fréquente un groupe d’amies lesbiennes, et c’est pour cela que j’ai changé le script.
Les réalisateurs hongkongais Ann Hui et Stanley Kwan figurent parmi les remerciements dans le générique. En quoi ont-ils contribué au film et figurent-ils parmi vos influences ?
Stanley Kwan m’a principalement aidé pour le casting, à trouver des acteurs et à me mettre en contact avec eux. J’ai envoyé le script à Ann Hui pour avoir des retours, elle l’a lu et m’a dit qu’elle l’avait beaucoup aimé. En effet, ils ont influencé mon travail en général. Ann Hui, du temps de l’âge d’or des films fantastiques dont vous parliez, était l’une des rares réalisatrices à parler de sujets de société et notamment des grassroots. Stanley Kwan est le premier réalisateur à faire son coming-out à Hong Kong et à traiter de thématiques ouvertement LGBT, ce qui a bien sûr eu une grande influence sur moi.
Quel est votre moment de cinéma ? Un film ou une scène qui vous a marqué particulièrement ?
Je pense à Garçon d’honneur d’Ang Lee, qui a été un succès aussi bien critique que commercial dans le monde entier. Avant ce film, je ne pensais pas qu’un film traitant des luttes des personnes asiatiques homosexuelles pouvait à ce point fonctionner. Cela a eu un impact fort sur moi.
Propos recueillis par Maxime Bauer à Nancy le 19/12/2024.
Remerciements à Lélia Saligari de Nour Films.