EN SALLES – Schirkoa : la cité des fables d’Ishan Shukla : Looking for God in Strange Places

Posté le 2 janvier 2025 par

Pour bien commencer l’année, les salles françaises accueillent un bien étrange animé distribué par Dissidenz. Schirkoa était initialement un court-métrage de 15 min  réalisé par le dessinateur indien Ishan Shukla, sur son temps libre quand il travaillait comme vidéaste pour un monastère, et le premier film d’animation indien à être retenu pour les Oscars. Après bien des péripéties, Schirkoa : la cité des fables est un long-métrage d’animation développant l’univers et l’histoire du court-métrage.

Schirkoa : une utopie « idéale » où les citoyens portent tous des sacs en papier sur la tête pour effacer toute différence. Tous égaux, tous pareils. Jusqu’au jour où la rumeur d’un pays mythique sans sacs commence à s’étendre…

Autant le dire tout de suite, il s’agit d’un film étrange à plus d’un titre : son fond et sa forme sont en adéquation pour le meilleur comme pour le pire. L’univers est foisonnant et ambitieux mais on sent les limites de budget de l’animation par ordinateur, jouant sur le cell shading et les shaders pour donner un aspect peint à l’ensemble mais de façon moins experte que Flow cette année, de même la fluidité de la motion capture risque par moment la vallée de l’étrange dans sa façon de s’incarner dans des modèles pas tout à fait humains (la volonté de restituer les défauts d’une lentille défaillante, avec des jeux d’aberrations chromatiques et de flous latéraux peut aussi décontenancer qui est habitué à la netteté de l’animation numérique). Dans une société kafkaïenne où chacun doit garder un sac en carton sur la tête et n’a pour nom qu’un matricule, un fonctionnaire, amoureux d’une prostituée, en pleine progression sociale mais dépressif, croise la route d’une étrange jeune femme qui va le pousser à se rebeller contre l’ordre du monde. A partir de ce canevas simple, le film va connaître de multiples mutations. Tout ce que contenait le court-métrage est toujours présent, mais on découvre également les conséquences des événements qu’il reprend et les autres sociétés de ce monde absurde que nous avons sous les yeux.

C’est un film résolument punk et mystique ; sur le fond, le geste de retirer le sac a pour but principal de retrouver le visage de dieu. Mais pour en faire quoi ? Le film va littéralement essayer de répondre à cette question, avec une symbolique faite de bric et de broc. Profondément cosmopolite (comme les accents multiples de l’anglais utilisé comme langue commune en attestent), le film est parfois à la limite de la surcharge, avec un mélange de codes venus aussi bien des comics que des spectacles de Drag Queen, du bouddhisme… Du point de vue du récit, en en révélant le moins possible, il faut imaginer que l’on passe d’une réflexion sur le suicide dans une société totalitaire à une révolte carnavalesque portée par une sirène et un diable androgyne puis à un pèlerinage dans un temple oriental et finalement à une morale de spiritualité urbaine… Les secret de la ville, la terre promise où règne la liberté, tout est trompeur et mensonger, tout est terrain de jeu aux métamorphoses d’un personnage qui se perd et se tord, esclave, dieu, démon, homme, femme, pacifiste ou belliqueux, en quête de lui-même et de ceux qu’il  a perdu en route.

Ce n’est sans doute pas un film qui fera l’unanimité. C’est un projet chaotique, inégal, mais profondément généreux, à l’image des tentatives de révolte qu’il dépeint. Si on accepte de se laisser happer, c’est une expérience vraiment singulière, simplement il ne faut pas s’arc-bouter sur la volonté d’aller quelque part. D’ailleurs, toute une partie des intrigues se termine volontairement en queue de poisson, par un faux départ ou par un aboutissement déceptif. C’est un film musical, une image numérique usée, un projet indien motion capturé en France et mis en voix en anglais, un cri de révolte qui se termine autour d’une table, une fable cyclique où l’on ne sait à quel mensonge se fier. La communication du film se fait autour de ce qui vient du court, l’équipe présentant même le film avec leur sac sur la tête et le sous titre français La Cité des Fables, restreignant le monde à un seul lieu, mais le film est bien plus étrange que le pastiche orwellien qu’il promet. In Lies We Trust (le titre international) est un profession de foi universelle, et le film a à cœur de varier ses mensonges. C’est un objet incongru et irréductible, mutant comme son protagoniste, qui assume pleinement ses choix. Et puis, c’est l’occasion de voir Lav Diaz chanter à deux pas de Gaspar Noé, sous les yeux d’une divinité transgenre, comment refuser cette proposition ?

A la manière d’un album de Claude Ponti déguisé en remake de 1984, Schirkoa, dans toute sa naïveté cruelle et ses fables étranges, est sans doute l’un des films les plus singuliers à connaître une distribution en ce début d’année.

Florent Dichy

Schirkoa : la cité des fables d’Ishan Shukla. Inde-Allemagne-France. 2024. En salles le 01/01/2025