KINOTAYO 2024 – Johatsu de Mori Arata et Andreas Hartmann

Posté le 6 décembre 2024 par

En compétition pour le Soleil d’or et les Prix du jury de la 18e édition du Festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo, le film documentaire Johatsu – Évaporés, coréalisé par Mori Arata et Andreas Hartmann, s’engouffre dans le quotidien discret de ces Japonais qui disparaissent chaque année par milliers sans laisser de trace.

Chaque année, des milliers de personnes disparaissent sans laisser de traces au Japon. Connues sous le nom de Johatsu, ou « évaporées », elles abandonnent leur vie face aux difficultés rencontrées. Par le prisme d’une gérante d’une société de déménagements de nuit (yonige-ya), le film compose un portrait intime et sensible en forme de mosaïque nous invitant à une réflexion universelle sur notre rapport à la modernité.

Près de 80 000 Japonais disparaissent chaque année, nous disent les statistiques. Si la plupart sont retrouvés, d’autres s’évaporent tout simplement dans la nature, laissant familles et amis avec aussi peu de questions que de réponses, tant la disparition relatée est bien souvent soudaine et inéluctable. Un phénomène qui depuis longtemps n’est plus de l’ordre du cas isolé, et qui invite tôt ou tard à questionner notre rapport aux individus avec tout le nihilisme qui incombe à la modernité. Mori Arata et Andreas Hartmann, dans le cadre d’une coproduction nippo-allemande et d’un dispositif très rigoureux, sont parvenus à prendre contact avec certaines de ces personnes qui ont choisi de disparaitre.

Sans grande surprise, c’est l’environnement social qui confine en premier lieu la décision de ces Japonais. Une précarité extrême, la honte, des dettes insurmontables ou des problèmes de violence domestique encouragent manifestement ce (non-)choix de vie qui ne touche pas tellement tous les milieux sociaux mais une certaine tranche récurrente de la population. Les deux cinéastes ne portent pas tant leur intérêt sur les raisons indiscrètes de la disparition, que sur le quotidien que mènent désormais les « disparus ». Certains sont contraints au mouvement continu pour fuir leurs créanciers, d’autres rejoignent des groupes de sans-abri ou encore font appel à des agences spécialisées dans la disparition. Méthodes, thèmes et dialogues reviennent pour former ce portrait au seuil de l’étrange qui donnerait presque la sensation de documenter un au-delà du réel, quelque part dans les failles inavouées du monde moderne.

Peu importe les personnes et leurs vécus respectifs, l’occurrence remarquée dans Johatsu est que cet entre-deux du monde qui paraît si déroutant, emprunte tous les atours des espaces liminaux. Des parkings ou des hôtels supposés n’être que des lieux de transition impersonnels et impermanents, deviennent subitement des lieux de vie où la marginalité trouve refuge. Mori Arata et Andreas Hartmann utilisent intelligemment le téléobjectif pour écraser les perspectives, appuyer le gigantisme des architectures tokyoïtes et dans le même temps évaporer les sujets dans le paysage, les marginaliser du cadre comme ils le sont de la réalité.

Malgré cette signature esthétique, toutes les questions que soulève le film manquent souvent d’un regard artistique qui viendrait renverser son aspect reportage pour épouser plus figurativement les confessions douloureuses des personnages. Le dispositif documentaire en vigueur préserve la distance nécessaire à l’étude, mais désamorce à la fois les zones de non-dits qui auraient pu accompagner narrativement les « évaporés » dans leur intention ; jusqu’à disparaitre de la matière filmique. Tout de même, le film garde cette linéarité du récit à son avantage en ne s’aventurant pas dans les explications hasardeuses de ce phénomène de société, qu’il serait bien trop complexe de décortiquer. Seules les voix sont portées à l’écran, des voix sorties de la pénombre le temps d’un film pour aussitôt s’y replonger. Ces choix de réalisation n’esquintent en rien le sentiment de privilège que l’on éprouve à la découverte de ces vies cachées, si bien dissimulées que pour protéger l’intimité de ses sujets, Johatsu ne sera, a priori, jamais projeté au Japon.

Richard Guerry.

Johatsu – Évaporés de Mori Arata et Andreas Hartmann. 2024. Allemagne, Japon. Projeté au Festival Kinotayo 2024.