À la croisée de l’étude ethnographique et de l’énigme spirituelle, le réalisateur népalais Min Bahadur Bham filme avec une grande humanité la vie quotidienne d’un peuple d’agriculteurs de l’Himalaya. À travers le voyage – littéral comme figuré – d’une jeune épouse à la recherche de son mari, Shambhala, le Royaume des cieux ouvre une fenêtre sur un autre rapport au monde qui ne laisse pas de surprendre et d’interroger. Distribué par Épicentre Films, le long-métrage est en salles ce 4 décembre.
À plus de 4000 mètres d’altitude, au détour de montagnes en grande partie inhabitées, un petit peuple agricole et marchand, réparti en une trentaine de villages, vit modestement au rythme des forces qui l’entourent. Pema, une jeune femme locale, est sur le point de se marier avec non pas un, mais trois hommes. Dans cette société polyandrique, il n’est en effet pas rare qu’un mariage avec l’aîné d’une fratrie entraîne l’union avec le reste des frères. C’est ainsi que Pema épouse celui qu’elle aime, un paysan du nom de Tashi, mais aussi son frère moine, Karma, et son cadet d’à peine 12 ans, Dawa. Devenant à la fois compagne, sœur et mère, Pema se fait une place dans le foyer masculin, accomplissant toutes les tâches attendues de la part d’une jeune mariée. Aimée et respectée, rien ne semble pouvoir défaire son doux équilibre quotidien. Lorsque Tashi part toutefois pendant plusieurs mois pour vendre sa marchandise et que Pema tombe enceinte après une soirée ambiguë avec un autre homme, le soupçon commence à étouffer et corrompre l’harmonie familiale. Afin de retrouver son mari, qui refuse de rentrer chez lui, la jeune femme entame un voyage à la fois terrestre et mystique qui la mènera vers l’émancipation.
Dans Shambhala, ce que l’on voit, on le ressent entièrement. L’air frais et pur de la vallée de Tsum, frontalière du Tibet, s’inhale avec ravissement et allégresse à travers les longs plans fixes et les lumières naturelles époustouflantes que donne à voir l’Himalaya. L’eau glacée des ruisseaux glisse presque entre nos doigts, tandis que les grands feux de camp allumés à la nuit tombée apportent leur chaleur réconfortante. Une “beauté crue” selon le réalisateur du film, Min Bahadur Bham, qui a tenu à ce que tout soit tourné sur place, dans des conditions parfois peu favorables et imprévisibles, au cours de plusieurs saisons. Chaque image est ainsi à couper le souffle – parfois littéralement pour les équipes de tournage de haute altitude qui en ont eu la charge.
Le réalisateur ne tombe pour autant jamais dans l’exotisme facile, qui aurait pu caractériser le film. Sa formation d’anthropologue se ressent à travers les prises de vues pour lesquelles il opte, sans artifice et quasi documentaires. Cette dimension, ethnographique dans le meilleur sens du terme, est accentuée par l’usage de longs plans-séquences remarquablement exécutés, et par une attention délicate envers le quotidien et les coutumes locales : cérémonie de mariage, migration des paysans vers la ville pour marchander, préparation soignée d’un brasier, toilette… Min Bahadur Bham s’inscrit dès lors dans la lignée de ces précédentes réalisations, Kalo Pothi (The Black Hen, 2015) et A Year of Cold (2019), dont toute la réussite demeurait dans l’équilibre sensible entre l’expression visuelle et l’intériorité narrative et émotionnelle du récit.
Encore plus que dans ses deux précédents longs-métrages, Shambhala se caractérise par une approche spirituelle singulière, héritage de l’autre casquette universitaire de Min Bahadur Bham, détenteur d’une maîtrise en philosophie bouddhiste. Le titre même du film l’augure : Shambhala, le royaume des cieux dans le bouddhisme, est un mythe, qui connaît plusieurs niveaux d’interprétations. Il peut renvoyer à une contrée mystérieuse de l’Himalaya, qui ne serait accessible et visible qu’aux personnes détentrices d’un bon karma, – sorte d’équivalent de notre Paradis chrétien. Il peut également se référer à une intériorité, à la façon dont l’on mène sa vie, à un guide de pensée et de transcendance. Toutes ces dimensions se mêlent et s’entremêlent au sein du film, dans une étrange symbolique d’images sépias hors du temps, qui font dialoguer la jeune Pema avec la vérité, l’intégrité, et le plus grand que soi. D’épreuves en sacrifices, l’abnégation suffit-elle cependant à surmonter le poids des déterminations et des lâchetés masculines ?
Interprétée par l’incroyable Thinley Lhamo, la figure de Pema souffre du jugement cruel des hommes, mais chemine petit à petit vers le fameux Shambhala, vers un soi apaisé et droit. Seuls les plus spirituels autour d’elle, à l’image de son deuxième mari Karma (Sonam Topden), ou du vénérable lama Rinpoché (incarné par une grande figure des arts népalais, Loten Namling), reconnaissent sa sagesse et sa force comme la manifestation d’une âme digne des cieux.
Premier film népalais sélectionné à la Berlinale depuis la création du festival, Shambhala illustre la bonne santé d’un cinéma encore discret sur la scène internationale, mais plein de ressources. Pionnier en son pays, Min Bahadur Bham porte une industrie en soif d’exportation et de reconnaissance. Co-produit par la France, la Norvège ou encore le Qatar, Shambhala est une grande réussite, qui encouragera, on l’espère, de nombreux diffuseurs à promouvoir les réalisations népalaises dans nos salles.
Audrey Dugast.
Shambhalale Royaume des cieux de Min Bahadur Bham. Népal. 2024. En salles le 04/12/2024.