Après Thithi, une première réalisation remarquée au Festival des 3 Continents en 2016, Raam Reddy était de retour en compétition cette année avec The Fable, un long-métrage socio-onirique empreint de réalisme magique. Rencontre.
Vous avez présenté votre film mardi soir à Nantes. Qu’avez-vous pensé de sa réception ?
C’est la première fois que je montrais le film en France. Je ne vais pas mentir, j’étais un peu anxieux de voir les réactions. La France est la capitale mondiale du film d’auteur, et je sais que les Français sont habitués à un certain standard narratif. J’espérais donc vraiment que les gens allaient apprécier ce que je proposais. Finalement, les retours ont été au-delà de mes espérances, et j’en suis extrêmement heureux. Je pense d’ailleurs que c’est pour l’instant le meilleur accueil qu’ait reçu le film dans le monde.
C’est une histoire particulièrement intéressante et atypique que vous avez décidé de raconter. Pouvez-vous me parler de la genèse du projet ?
Mon premier film était plutôt une comédie (Thithi, 2015), et pour mon deuxième, je voulais plus travailler sur le mystère et le suspens. Par ailleurs, le réalisme magique est un genre auquel je suis attaché depuis mes débuts en tant qu’artiste. J’ai commencé comme écrivain et mon premier récit relevait du réalisme magique. J’aime beaucoup cet espace de création, car il permet d’avoir une grande liberté dans le traitement artistique d’un sujet. Il n’y a pas deux artistes qui ont une même vision sur ce que doit être le réalisme magique, chaque conception est unique. C’est donc le genre qui m’a d’abord décidé à faire ce film. Ensuite, afin de construire une histoire, j’ai l’habitude de me rendre dans des lieux qui m’intéressent et les laisser parler.
Connaissiez-vous préalablement la région qui a inspiré The Fable ?
Je savais que je voulais tourner dans l’Himalaya. C’est un endroit qui m’appelait. Le film a également un aspect spirituel, et l’Himalaya est le lieu de tant d’anciens savoirs et sagesses. Des saints ont traversé ces montagnes depuis des milliers et des milliers d’années. Pour mon récit allégorique, je voulais vraiment que cela se passe là-bas. Tout s’est construit à partir de ce que j’ai observé là-bas : j’ai d’abord trouvé la maison, et en regardant par la fenêtre de la chambre, j’ai vu ce paysage magnifique devant moi. Cela a inspiré la première scène du film.
En tout, j’ai passé trois mois dans les montagnes avant d’écrire. Dans le film, on retrouve aussi des éléments de mon enfance, dans le sud de l’Inde. Je passais beaucoup de temps dans un domaine qui produisait du café, et le fonctionnement de ce microcosme – le propriétaire, le gérant, les locaux – m’a inspiré.
Quels artistes du réalisme magique vous inspirent ?
Gabriel Garcia Marquez est évidemment la grande référence, le parrain du genre. J’aime également Italo Calvino, même si son réalisme magique s’observe plus dans son univers général que dans ses récits. Je dirais sinon Murakami, pour certaines de ses œuvres, et Franz Kafka.
Le réalisme magique m’est en fait venu en premier lieu par la littérature, puis par le cinéma. C’est un genre plus respecté j’ai l’impression à l’écrit qu’à l’écran. Parmi les films qui m’ont le plus marqués, il y a Les Triplettes de Belleville de Sylvain Chomet (2003), Le Ruban blanc de Michael Haneke, et Les Moissons du ciel de Terrence Malick. J’admire aussi beaucoup le travail de Guillermo del Toro. Ils sont tous complètement différents, et c’est cela qui m’enthousiasme en tant que réalisateur. Je veux être le plus original possible, emmener les gens avec moi, les encourager à se laisser aller à l’imagination et au rêve.
On le comprend en effet dès les premières minutes de The Fable, avec ce saut dans le vide du personnage principal qui porte des ailes mécaniques. Pourquoi être allé vers cette dimension aérienne ?
Je sais que cela peut paraître cliché, mais de mon point de vue très personnel, nous rêvons tous de pouvoir voler. Quand on est enfant, on regarde les oiseaux et on rêve de cette expérience de liberté. Cette première scène m’est venue avant même d’avoir écrit le récit, lors de mon séjour dans l’Himalaya. Je me suis dit, ne serait-il pas merveilleux de vivre dans un monde où l’on peut décider quand on le souhaite de se promener en volant ? C’est bien sûr impossible dans la vraie vie, mais le cinéma m’offre l’espace de l’imaginer. L’aérien a en plus de cela un aspect philosophique dans la pensée orientale. C’est ce qu’on appelle dans le Vihangam Yoga la méditation par le vol, qui permet d’atteindre une forme d’illumination, de compréhension du monde. Pour mon personnage, cette dimension existe, mais ce n’est pas pour cela qu’il vole au départ. Pour lui, c’est presque un loisir. Puis, à mesure que les événements s’enchaînent, il comprend qu’il a besoin de s’élever, de se détacher de ce qui est matériel.
Comme le titre l’indique, il s’agit d’une fable, et il y a un message social qui est véhiculé tout au long du film. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette intention ?
Je rends les terres au peuple. C’est très politique. L’Inde a une histoire coloniale : c’est pour cela que l’anglais fait partie des langues officielles et que c’est une langue très présente dans le film. La présence des Britanniques explique aussi comment les domaines agricoles ont été formés et légués à des familles en bons termes avec l’Empire. Je trouvais ça fascinant de se plonger dans ce récit en partant justement de la vie d’une de ces familles. Socio-politiquement, nous sommes à l’intersection entre un microcosme et la société, entre la petite et la grande histoire. Dans réalisme magique, il y a réalisme, et j’y suis très attaché. L’authenticité est majeure pour moi : dans mon premier film, je n’ai d’ailleurs travaillé qu’avec des acteurs non-professionnels. De la même façon, dans The Fable, j’ai engagé beaucoup des villageois du coin, qui n’avaient jamais joué auparavant.
Vous avez tourné en 16 mm, ce qui donne à la cinématographie un grain magnifique. Pourquoi ce choix ?
C’est en partie parce que le récit se déroule en 1989. A l’époque, c’était le seul format disponible donc son usage sert l’esthétique authentique du film. J’aime beaucoup la façon dont ce format capture l’émotion et réagit à la lumière. Il transforme une toile vierge en tableau, chaque plan devient une peinture presque impressionniste. On filme sans savoir exactement ce qui va s’imprimer sur la caméra, c’est très beau. Le grain ressemble à une poussière de fée, il rappelle les étoiles et les lucioles qui hantent l’histoire. Pour que cela fonctionne, nous avons fait neuf essais avant de débuter le tournage, et comme ce n’est pas un support digital, cela nous a pris beaucoup de temps. Chaque image a nécessité un grand travail. Au final, le résultat est techniquement unique.
Vous avez aussi utilisé à plusieurs reprises de petites caméras pour faire comme si la famille filmait son quotidien. Était-ce pour renforcer justement ce sentiment de réalisme ?
Oui tout à fait, en tant que réalisateur je voulais que le public puisse croire à la réalité de cette famille, qu’il puisse entrer dans leur cercle. Cela ajoutait une couche de réalisme. Peu importe ensuite ce qu’il se passe, une forme de réalité est établie.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs confirmés et avec les plus débutants ?
C’était incroyable. Le protagoniste du film, Manoj Bajpayee, est un des plus grands acteurs indiens actuels. C’est une légende. Celle qui joue sa femme, Priyanka Bose, est aussi merveilleuse, très intuitive, beaucoup de choses passent par son regard. Cette intensité se retrouve chez Deepak Dobriyal, qui interprète le gérant du domaine, et qui vient justement des montagnes. C’est un acteur phénoménal. Enfin, la conteuse du village est jouée par une autre actrice très respectée, Tillotama Shome.
Je suis plus habitué à travailler avec des débutants ou avec des non-professionnels, comme la jeune Hiral Sidhu, qui a le rôle de Vanya. Elle est très semblable à son personnage – spontanée, énergique. Je cherche généralement cette similitude quand je collabore avec des acteurs aspirants. Pour les villageois, c’est différent. J’apprends à les connaître, j’organise des ateliers, je construis une relation de confiance avec eux. Ce que je leur demande, c’est d’être eux-mêmes. Il faut qu’ils oublient qu’ils jouent, qu’ils se sentent confortables et agissent de façon naturelle. Cette rencontre entre acteurs professionnels et non-professionnels donne un résultat incroyable. Je pense notamment à Ravi Bisht, un local, qui interprète un des principaux travailleurs, et qui fait face dans plusieurs scènes à Manoj Bajpayee.
J’allais justement y venir ! Je l’ai trouvé formidable.
Oui, et il n’avait jamais fait de cinéma auparavant ! Cela lui a demandé beaucoup de courage de jouer avec Manoj, qui de son côté, a tout fait pour le mettre à l’aise. Il a appris avec rigueur ses répliques, ce qui est souvent le plus difficile pour un non-professionnel. Cette collision d’univers me passionne.
Que pensez-vous du paysage cinématographique indien aujourd’hui ? Est-il de plus en plus difficile de tourner des films d’auteurs ?
Absolument. J’ai commencé ma carrière il y a environ dix ans, et je dirais que ça n’a jamais été difficile qu’aujourd’hui. C’est très triste. Le problème vient des producteurs, qui manquent de courage pour financer certains films, mais aussi des distributeurs. Depuis le Covid, il est très difficile pour le cinéma indépendant de trouver des salles ; mon premier film n’avait pas eu ce problème, il est resté presque cent jours à l’affiche. Aujourd’hui, partout dans le monde, les distributeurs prennent moins de risques et préfèrent ce qui est plus commercial. Mais comment décide-t-on qu’un film est commercial ? Ou qu’il n’est que pour une certaine audience ? J’ai dans mon film de grands acteurs indiens et il y a de l’aventure. Cela pourrait tout à fait être un film commercial. Tout est question de perception, et pour l’instant la tendance ne nous est pas favorable. Pour diffuser nos films, nous nous reposons de plus en plus sur les financements et les plateformes fournies par les services de streaming. C’est très compliqué, mais nous nous accrochons. J’ai l’espoir que les distributeurs nous fassent plus confiance à l’avenir, nos films peuvent être viables économiquement et attirer les foules.
D’autant plus qu’actuellement, les productions des gros studios ne sont finalement pas si rentables que cela…
Exactement. Cela signifie qu’il y a des marchés, des trous à remplir pour satisfaire le public. Je n’ai pas le même point de vue idéaliste que j’avais à mes débuts, mais en tant qu’ancien étudiant en économie, je sais que cela peut fonctionner. Il suffit d’un peu d’ouverture d’esprit, de personnes déterminées qui ouvrent la voie.
Quels projets souhaitez-vous développer à l’avenir ?
J’aime créer des mondes. Mon rêve est d’aller vers le fantastique dans le futur. Pour l’instant, j’ai beaucoup d’idées, mais rien de précis. Je veux également montrer la magie qui existe dans le monde réel, la magie qu’on oublie parfois, qu’on ne remarque pas. Il y a de la magie partout. Il suffit d’observer.
En tant qu’artiste, nous avons un grand poids sur les épaules. Nous sommes responsables de centaines, parfois de millions de personnes qui nous donnent quelques heures de leur temps, de leur attention. Voir les gens sortir d’une salle avec ce petit quelque chose en plus dans les yeux, c’est un sentiment magnifique.
Entretien réalisé par Audrey Dugast
Remerciements à l’équipe du Festival des 3 Continents.
The Fable de Raam Reddy. 2024. Inde. Projeté au Festival des 3 Continents de Nantes 2024.