Invitée d’honneur du Festival des 3 Continents 2024, l’actrice indienne Shabana Azmi faisait l’objet d’une programmation spéciale pour célébrer ses 50 ans de carrière. A travers la projection de cinq de ses films, le Festival des 3 Continents a rendu hommage à une artiste complète et révolutionnaire. Entretien-fleuve.
De ses débuts remarqués aux côtés du réalisateur Shyam Benegal, aux succès multiples de ses films populaires ou plus confidentiels, cette figure emblématique du cinéma indien, multi-récompensée, est également connue pour son engagement auprès des femmes et pour sa lutte au service des populations les plus précaires du pays. Que ce soit dans la peau d’une paysanne discriminée, d’une épouse trompée ou d’une tenancière de maison close, le cinéma a toujours été à ses yeux un instrument du changement.
Shabana Azmi et l’acteur Anant Nag dans Ankur (Shyam Benegal, 1974)
Avez-vous travaillé en lien avec le festival pour choisir les films de cet hommage ?
Pas du tout. On m’a dit quels films seraient projetés, mais c’est tout. Il me semble que deux autres œuvres étaient envisagées, mais le festival n’a pas pu en obtenir de copies. Il s’agissait de Godmother (Vinay Shukla, 1999) et Fire (Deepa Mehta, 1996).
Comment vous sentez-vous à l’idée de célébrer cinquante ans de cinéma ?
Je n’aurais jamais imaginé travailler pendant cinquante ans quand j’ai débuté, donc c’est un sentiment très agréable. Je suis célébrée au Canada, aux Etats-Unis, en Europe et bien sûr en Inde, et tout cet amour est incroyable.
Vous avez grandi dans une famille d’artistes : votre père était poète et votre mère était comédienne. Est-ce pour cela que vous êtes allée vers le cinéma ?
J’ai en effet grandi dans une ambiance très artistique, et mes parents pensaient que l’art était un instrument du changement social. J’ai hérité de cette sensibilité. De plus, j’ai évolué dans un milieu où l’égalité de genre était acquise : ma mère avait les mêmes droits que mon père à la maison, ils s’occupaient pareillement des enfants. Quand ma mère partait en tournée sans pouvoir nous emmener, mon père prenait le relais pour veiller sur mon frère et moi. Je prenais exemple sur elle et je l’observais répéter, se préparer : à l’école, j’étais donc de toutes les pièces de théâtre. Une fois à l’université, j’ai créé avec un autre acteur une troupe en langue hindi. Ensuite, j’ai voulu étudier le cinéma et devenir actrice. J’en ai parlé à mon père, et je lui ai demandé s’il me soutiendrait. Il m’a dit qu’il me soutiendrait dans tout ce que je pourrais entreprendre, du moment que je faisais tout pour être la meilleure. Même si je décidais de devenir cordonnière, je devais être la meilleure cordonnière. C’était bouleversant. Suite à cela, j’ai étudié au Film Institute de Pune, et je suis sortie avec la médaille d’or de la catégorie acteur. Et depuis, tout s’est enchaîné sans réel problème, un film après l’autre. Mon premier long-métrage, Ankur (1974, Shyam Benegal) m’a permis d’obtenir mon premier National Award. J’ai toujours dit que j’avais eu de la chance d’être au bon endroit au bon moment.
Pourquoi le cinéma en particulier ? Pourquoi pas la poésie ou le théâtre par exemple ?
En vérité, j’aurais adoré faire du théâtre, mais j’ai décidé d’étudier au Film Institute pour des raisons un peu ridicules – en plus c’était plus près de chez moi, à Mumbai. Finalement j’ai adoré, et j’ai découvert de nombreux cinéastes qui m’ont fascinée : Ingmar Bergman, Godard… Mais c’est vrai que si je n’avais pas pu faire carrière au cinéma, je serais sûrement partie dans le théâtre. Aujourd’hui je fais les deux, même si je me sens plus actrice de cinéma que comédienne.
Votre environnement familial était également très politique, vos parents étant des communistes actifs. Est-ce pour cela que vous avez choisi de débuter par du cinéma d’auteur ?
J’ai commencé en réalité par les deux genres de cinéma en même temps : le cinéma d’auteur et le cinéma commercial. Juste après Ankur, j’ai joué dans un film nommé Ishq Ishq Ishq (1974, Dev Anand), qui a très bien fonctionné, puis dans Fakira (1976, C.P Dixit), qui est devenu un grand succès populaire. Dans les années 1980, j’ai senti que j’aimais toutefois plus faire des films d’auteurs, donc je me suis plus orientée vers cela, même si l’argent gagné en tournant dans des films commerciaux est très important. Je me suis dit que je pouvais trouver un équilibre.
Est-ce le scénario ou le réalisateur qui vous décide à accepter un projet ? Comment choisissez-vous vos films ?
Les films sont venus à moi en raison de mes engagements. J’ai toujours été impliquée dans la défense des droits des femmes et des droits humains, notamment dans les bidonvilles. J’ai également été membre du Parlement indien pendant six ans. Cela m’a donné une certaine image, et donc beaucoup de personnes m’ont contacté pour des rôles engagés.
La Fin de la nuit (Shyam Benegal, 1975)
Vous avez débuté aux côtés de Shyam Benegal, et collaboré par la suite sur de nombreux films avec lui. Quel genre de réalisateur est-il ? Que vous a-t-il appris ?
Il a été mon professeur de bien des manières. Les films qu’il choisissait de faire étaient très différents de ce qui se faisait en Inde à l’époque, et cela m’a permis de voyager pour la première fois à l’étranger. Pour Ankur, nous étions en compétition à Berlin, et il avait une approche de la ville très historique et architecturale. Moi, j’étais une jeune fille qui voulait surtout faire du shopping, mais j’ai été happée par tout ce qu’il racontait. Les festivals étaient également l’occasion de découvrir d’autres films, et il faisait à chaque fois une liste de tout ce que nous devions voir. J’ai appris beaucoup de la vie grâce à lui. Il continue aujourd’hui d’être un ami très cher.
Le cinéma bengali était également précurseur pour le cinéma d’auteur indien. Vous avez d’ailleurs travaillé à trois reprises avec la réalisatrice Aparna Sen, une des seules femmes cinéastes à l’époque. Cela ne vous a-t-il pas donné envie de passer derrière la caméra ?
J’y ai pensé très longtemps. Les gens me disaient qu’avec mon expérience, pourquoi ne pas faire mon propre film ? Mais j’ai continué à avoir du travail en tant qu’actrice, et les années sont passées. Aujourd’hui je pense que je n’ai plus l’âge.
Beaucoup des personnages que vous interprétez viennent de milieux très difficiles. Comment les appréhendez-vous ?
Je suis une actrice professionnelle, formée avec la méthode Stanislavski. Stanislavski avait l’habitude de dire que les acteurs devaient toujours penser comme leur personnage pour agir le plus naturellement possible : que ferais-je si j’étais un habitant des bidonvilles, une reine, etc. C’est pour cela que j’ai toujours trouvé plus difficile de jouer dans des films commerciaux que dans des films d’auteurs. Ces derniers sont si réalistes qu’il suffit dans un sens d’interpréter, alors que dans les films commerciaux, il faut jouer d’une manière différente, codée, loin d’être naturelle.
Quel personnage dans votre filmographie vous ressemble le plus ?
Je dirais Anjali dans 15th Park Avenue d‘Aparna Sen (2005). J’ai le sentiment que le personnage que je joue me ressemble beaucoup. Toutefois, le rôle qui m’a le plus marqué est dans un film qui m’est très cher, The Meaning (Mahesh Bhatt, 1982), car c’est là qu’a débuté mon engagement au sein du mouvement féministe. C’est l’histoire d’une femme abandonnée par son mari pour une autre, qui apprend à vivre sans lui et qui se trouve. A la fin, elle refuse de retourner avec lui, mais aussi de s’engager avec un autre homme qui a été bon avec elle. Elle décide de faire sa vie seule, avec une petite fille qu’elle recueille. Quand le producteur a vu le film, il a beaucoup apprécié mais a demandé à changer la fin, car il avait peur que cela ne plaise pas au public. Le réalisateur, Mahesh Bhatt, a tenu bon et finalement, le film a été un grand succès commercial et artistique. Cela m’a de nouveau valu un National Award, et c’est devenu un film culte. Beaucoup de femmes, parfois très jeunes, ont commencé à venir autour de chez moi : elles ne venaient pas en tant que fans, mais pour me demander des conseils conjugaux. J’ai réalisé que si je n’utilisais pas cette plateforme, ce serait vraiment dommage. Comme mon père et ma mère étaient des activistes, je me suis alors naturellement engagée. J’ai entamé une grève de la faim pour les habitants des bidonvilles, j’ai été arrêtée au moins trois fois pour mon activisme, et enfin je suis devenue une membre du Parlement.
Smita Patil, Shabana Azmil et Kulbhushan Kharbanda dans The Meaning (Mahesh Bhatt, 1982)
Pensez-vous que le cinéma doit avoir un impact sur les mentalités ?
Bien sûr. Le cinéma est omniprésent en Inde, donc il est très puissant. Néanmoins, tous les films ne doivent pas avoir cette vocation. Si certaines personnes préfèrent ne faire que du divertissement, qu’on les laisse. Moi, j’ai fait un autre choix. Il m’était impossible de combattre l’injustice dans mes rôles puis de rentrer chez moi à mon confort et mon air conditionné sans rien faire pour les vies des gens que j’interprète.
J’ai le sentiment qu’auparavant même les films commerciaux avaient néanmoins un aspect social et politique marqué. On le voit ici au festival, avec l’hommage rendu à Raj Kapoor, qui a joué et réalisé des films engagés contre les injustices dans les années 1950-1960. Aujourd’hui, c’est moins le cas, n’est-ce pas ?
Oui, assurément. Il y a aujourd’hui deux tendances distinctes : il y a un cinéma populaire, avec son lot d’action, de romance et de violence, et il y a un cinéma qui cherche à faire des choses différentes. Je dois toutefois dire que les acteurs, même s’ils jouent seulement dans des films commerciaux, ne sont pas moins engagés pour autant. Ils sont souvent liés à des associations et utilisent leur plateforme pour sensibiliser à des sujets comme le cancer ou les droits des enfants. Ce n’est pas un engagement politique, mais il y a une conscience sociale.
Est-il plus difficile de faire des films engagés aujourd’hui ?
Il y a une sorte de direction invisible qui est prise, des types de films qui sont encouragés. Mais ça ne veut pas dire que les gens ne vont pas faire autre chose. Regardez Payal Kapadia : elle a été renvoyée du Film Institute de Pune pour son indiscipline, mais c’est elle qui est allée jusqu’à Cannes. Je pense, surtout quand on est jeune, qu’il faut faire des choses auxquelles on croit. Il faut se battre pour cela.
Certains films commerciaux arrivent encore à faire passer subtilement des messages, même si c’est de plus en plus rare. Je pense au film Rocky aur Rani (Karan Johar, 2023), par exemple, auquel vous avez participé l’an dernier…
Oh oui ! C’était très divertissant, mais il y avait en effet un message. Je crois que le cinéma populaire est d’ailleurs la manière la plus efficace de faire évoluer les choses, car il attire un très grand nombre de personnes et atteint beaucoup plus largement que le cinéma d’auteur. Le cinéma d’auteur s’adresse souvent à un public déjà convaincu, plus réduit. Il suffit d’observer la place des femmes dans le cinéma populaire pour constater l’évolution des mœurs : auparavant, elles n’étaient que la mère indulgente, la gentille sœur, la sacrifiée. A présent, elles se battent pour leurs droits. Même si ce n’est pas parfait, c’est un changement important au sein du cinéma populaire.
Que pensez-vous des films de propagande qui se multiplient ces dernières années ?
Il faut rappeler que n’est souvent considéré comme propagande que ce qui n’est pas ce en quoi on croit. Quand on fait un film à message, c’est une forme de propagande. Mais bien sûr, faire un film de propagande orienté à droite de l’échiquier, alors que la population a souvent peu d’informations ou n’a pas tous les faits, c’est très dangereux. C’est changer l’Histoire, et c’est un problème. Évidemment si des personnes veulent faire ces films, c’est leur droit. On ne peut pas les en empêcher au titre qu’on ne pense pas comme eux. Il faut que ce soit le public qui fasse le bon choix. C’est comme en littérature : il y a d’un côté Shakespeare, et de l’autre la pornographie. Les deux ont le droit d’exister, mais leur influence ne s’étendra que s’ils sont lus.
Il y a une pression toutefois de la droite nationaliste sur le cinéma engagé…
Mais comme partout dans le monde ! L’Inde n’est pas le seul pays à être concerné. Regardez ce qui se passe aux Etat-Unis. Je n’ai d’ailleurs jamais cru à une victoire de Kamala Harris dans ce contexte.
Êtes-vous optimiste pour le futur du cinéma indien ?
Oui. Je pense que des contenus très divers se développent. Il y a beaucoup de films commerciaux avec de grosses stars qui n’ont pas fonctionné récemment, et cela prouve qu’il n’y a pas de formule magique. Les gens réalisent que le fond est important, les stars ne suffisent pas à faire un bon film. Si le théâtre est le medium de l’acteur, la télévision est le medium du scénariste, et le cinéma est le medium du réalisateur. C’est lui qui doit être la star du film.
Naseeruddin Shah et Shabana Azmi dans Masoom (Shekhar Kapur, 1984)
Un de mes films préférés dans lequel vous jouez est Khandhar (Les Ruines, 1984), de Mrinal Sen. Vous y donnez la réplique à Naseeruddin Shah, un autre acteur dont j’admire particulièrement le travail et avec lequel vous avez beaucoup collaboré…
Il y a une époque où je passais plus de temps avec lui qu’avec mon mari ! Et lui de même me voyait plus que sa propre femme. Nous faisions tellement de choses ensemble. Vous savez, nous allons de nouveau être ensemble à l’écran car Shekhar Kapur, qui a réalisé Masoom (1984), va tourner Masoom 2 !
J’allais justement vous demander quand, après tant d’années, nous allions enfin vous retrouver ensemble au cinéma ! Pour quand est-ce prévu ?
Je pense que nous allons commencer à filmer fin février-début mars.
Pour finir, quel conseil donneriez-vous à la jeune génération d’acteurs et d’actrices en Inde ?
Ce que je dis à tous ceux qui veulent faire du cinéma, c’est de ne pas entrer dans l’industrie seulement parce que vous pensez pouvoir danser, ou parce que vous pensez être beau. Il ne faut pas non plus imiter : beaucoup se disent qu’ils doivent faire comme les acteurs qu’ils admirent. Pas du tout. Il faut que votre jeu vienne de l’intérieur, de vous-même. Aujourd’hui, c’est très rude pour la jeune génération de faire du cinéma, il y a beaucoup de candidats et peu de places. Il faut avoir le cœur accroché, une grande volonté. Il faut se dire, « si je ne le fais pas, j’en mourrais« . Je crois également beaucoup à l’apprentissage, à l’entraînement. Évidemment il y a beaucoup d’acteurs très bons qui n’ont jamais suivi de formation, mais ils ont appris sur le tas. Il faut vouloir apprendre. Il y a cette croyance que pour faire du cinéma, il faut avoir tel corps, tels cheveux, tel visage pour correspondre au personnage. En réalité, il faut apprendre à utiliser ses émotions, à se servir de son cœur pour entrer dans la vie d’un autre.
Entretien réalisé par Audrey Dugast.
Remerciements à toute l’équipe du Festival des 3 Continents
Les longs-métrages projetés au Festival :
- Ankur (Shyam Benegal, 1974)
- La Fin de la Nuit (Shyam Benegal, 1975)
- The Meaning (Mahesh Bhatt, 1982)
- Market Place (Shyam Benegal, 1983)
- Masoom (Shekhar Kapur, 1983)