Ahn Sun-Kyoung, 10 ans après sa récompense à Busan pour Pascha, et presque 8 ans après son dernier long métrage en date, revient pour présenter un nouveau film sur la difficulté de la création cinématographique en ce 19e Festival du Film Coréen à Paris (FFCP).
Long de presque 3h, At the End of the Film raconte le parcours du combattant de Si-won (Park Jong-hwan, vu l’année dernière dans Concrete Utopia) pour réaliser un nouveau film, dix ans après le précédent. Hélas, l’intégrité de son projet se retrouve perturbée par des changements de production, alors que la santé de son chat l’empêche de se concentrer.
Le film est très étrange, avec quatre chapitres de durée très variable, avec des choix esthétiques parfois radicalement différents. La partie la plus longue, la première, est proche d’une comédie cruelle sur le tournage d’un film, avec une caméra distanciée, à la limite du faux making of sur les catastrophes de la préproduction, ton que l’on retrouve dans la brève troisième partie. En revanche, la deuxième partie joue sur le basculement fantastique, avec des apparitions dont on finit par ne plus savoir si elles sont les projections du protagoniste sur la réalité ou l’invasion du monde par des éléments venus du film. La femme rencontrée est-elle une métaphore de la Muse, ou bien littéralement sa Muse désespérée ? La 4e et dernière partie se situe dans un compromis : on est clairement revenu dans le monde réel, mais celui-ci se trouve envahi par le film à tourner. L’équilibre du film est un peu déroutant, les deuxième et troisième parties traitent à leur façon les mêmes informations, la même phase d’effondrement du projet.
Le projet possède une certaine radicalité qui le rend nécessairement clivant, plein d’imperfections, il joue sur sa propre fragilité. Souvent drôle, parfois déconcertant, le film joue en permanence de son côté méta, entre la mise en abyme du temps qui sépare les projets de sa réalisatrice, les plaisanteries sur la durée du film et la tentation des producteurs de se tourner vers les plateformes et les séries, que refuse catégoriquement le réalisateur protagoniste, et la façon dont dans la première partie on annonce le jeu sur le symbolisme (les héroïnes du narrateur s’éprennent toujours d’un dénommé Moon, écrit avec le hanja de la porte (門), pour représenter l’ouverture des possibles), avant l’apparition d’une héroïne de moins en moins personnage et de plus en plus clairement métaphore dans la deuxième partie.
La partie réaliste marche très bien, avec son jeu kafkaïen sur les propositions de réécriture par une scénariste qui ne semble même pas s’être intéressée au projet, n’ayant même pas retenu le genre des personnages et proposant de changer le lieu, les enjeux et même le propos du film comme s’il s’agissait de petites choses insignifiantes. Les personnages de producteurs sont aussi représentés de façon terrible, sans vision artistique ni respect pour l’œuvre ou pour les gens, ce qui entraîne des scènes de malentendus assez drôles. La parenthèse fantastique commence de façon un peu étrange avant de lorgner du coté du film de fantôme en cherchant à réaliser la fin effacée du projet initial, dans l’étrange scène qui figure sur l’affiche. La partie finale s’ouvre et se finit dans un couloir de métro, déjà aperçu au tout début du film, dont on ne sait s’il est un écho à Millennium Mambo ou au quatrième épisode de La Femme Scorpion, lieu de métamorphose qui voit se croiser trois incarnations du protagoniste, dont deux se passent littéralement le relais. L’une des dernières séquences du film est saisissante : on commence par une scène de repérage d’un décor quand, soudain, en arrière-plan commence une scène qui est filmée dans un long plan fixe dont on comprend qu’elle est celle du film à venir, avant que le réalisateur ne finisse par reparaître, quelques instants après sa fin (cette scène est volontairement difficile à supporter, d’une grande violence symbolique, accompagnée d’une grande crise de cris).
Le film joue aussi sur ses ellipses : à partir de la deuxième partie, il faut accepter que des moments importants se produisent hors champ, laissant planer le doute sur ce qui s’est vraiment passé. Ainsi, la scène finale qui montre le héros se libérer et danser dans le couloir ne nous dit pas clairement ce qui s’est passé entre le repérage et cette scène : on est laissé seul face à notre jugement, avec des indices (il a changé de look, porte maintenant un manteau qui semble cher, il danse au lieu d’avoir l’air hébété) mais un récit volontairement fragmenté. Le film est véritablement intéressant malgré ses déséquilibres, par sa volonté jusqu’au-boutiste de raconter l’histoire de son héroïne, fusse-t-elle danseuse, alpiniste en solitaire ou réparatrice de téléphone, et quand bien même leurs « malheurs » n’intéressent personne. C’est une œuvre aussi fascinante que compliquée à aimer, qui demande de se laisser porter par la vision de la réalisatrice, avec la même foi que le personnage. Le film n’a pas l’air tout à fait achevé, mais, finalement, c’est tout à fait cohérent avec son propos. A la fois plongée dans la banalité presque administrative de l’envers de la création et voyage introspective dans la tête d’un artiste hanté par son impossible film, c’est un tour de force qui mérite au minimum qu’on s’y attarde.
Florent Dichy
At the End of the Film d’Ahn Sun-Kyoung, Corée du Sud. 2023. Projeté au FFCP 2024.