L’une des attentes importantes de ce Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) était le retour de la réalisatrice Kangyu Garam avec son premier film de fiction, Lucky, Apartment. Documentariste engagée, elle est déjà connue des habitués du festival pour Itaewon, présenté au FFCP en 2017.
Son film présente l’histoire d’un couple de jeunes femmes, Seon-woo et Hee-seo, qui viennent d’acheter un appartement. Malheureusement Seon-woo se retrouve sans emploi avec un pied cassé, ce qui l’oblige à rester enfermée dans l’immeuble et à se confronter non seulement aux regards des voisins mais aussi à une épouvantable odeur qui semble venir de l’appartement d’une vieille dame isolée juste en dessous du leur.
Le film aborde frontalement le thème de la reconnaissance des couples lesbiens, et en particulier les conséquences de l’homophobie sur la question du logement : il faut à la fois subir le regard des voisins et la violence symbolique de devoir désigner l’un des membres du couple comme propriétaire, attribuant ainsi une position subalterne à l’autre.
On suit majoritairement le point de vue de Seon-woo (remarquable Sohn Su-hyun) qui est le personnage en apparence le plus en difficulté du couple, au chômage, privée d’une partie de sa mobilité, ne rentrant pas aussi évidemment dans les cases de la féminité normée dans ses choix vestimentaires et capillaires que sa compagne, rejetée par sa famille pour son coming out. C’est son inactivité qui va la pousser à s’intéresser à cette histoire d’odeur, qui va motiver toute l’intrigue, sommée de se faire discrète dans cet appartement qui n’est nominativement même pas le sien. Pourtant, le point de vue de Hee-seo (Park Ga-young vue dans des registres différents comme dans Phantom ou Birthday) vient fréquemment faire contrepoint : en apparence mieux intégrée socialement, elle doit naviguer entre la pression de sa famille pour trouver un époux, incapable de décoder le secret de polichinelle de son couple (on remarque d’ailleurs que, comme dans Concerning My Daughter, ce couple est clairement inscrit dans la durée, malgré les difficultés) et les pressions plus ou moins ouvertement misogynes sur son lieu de travail. Les frictions entre les deux points de vie forment véritablement la colonne vertébrale du film, aucune des situations n’étant véritablement enviable, avec en ligne de mire la résolution d’un moment de crise pour les deux femmes.
Le développement des personnages est l’un des points forts du film, les actrices portent avec justesse les hésitations des personnages, tantôt égoïstes, tantôt empathiques. L’évolution des motivations de Seon-woo au fur et à mesure de ses interactions avec l’appartement du dessous est particulièrement touchante et bien amenée, rendant d’autant plus cruelle la tragique incapacité des autres personnages à saisir ce qui l’anime (comme ils ne sentaient pas non plus l’odeur qu’elle sentait). Les personnages secondaires sont d’ailleurs une autre force du film, par petites touches ils permettent de mieux comprendre les héroïnes, entre les deux visages que peut montrer la sœur de Hee-soo, aimante mais incapable de comprendre les sentiments de sa sœur, le cynisme profond de la représentante des résidents, aussi inhumaine que persuadée de son bon droit et prête à soupçonner le pire dans les intentions des autres, ou les tentatives d’expression de la fille de cette dernière qui ne peut pas dire clairement qui elle est mais gravite autour de Seon-woo à laquelle elle aimerait clairement s’identifier (elle est d’ailleurs pour la première fois caractérisée dans une scène où elle mange à proximité des deux femmes, parce qu’elle sent la même chose qu’elles).
Au fil du film, on passe de la chronique naturaliste à une sorte de comédie cruelle de l’absurdité administrative (la façon dont l’immeuble est filmé fait parfois penser à Barking Dogs Never Bite, le premier long de Bong Joon-ho), à une revendication de solidarité et à une célébration de l’amour en dépit des obstacles, en passant par des moment où la mise en scène rappelle un film policier. La réalisatrice a d’ailleurs ironisé en répondant à la question d’un spectateur qui lui disait que certains moments lui avait suggéré un film d’horreur et que dans la situation actuelle des couples lesbiens en Corée peut, par définition, donner cette impression. Le film est souvent émouvant et désespérant mais il propose une fin optimiste, avec une photographie soudain très solaire et une conclusion post générique qui met fin à l’ironie que le titre du film semble porter. On connaissait déjà les talents de documentariste de Kangyu Garam, nous découvrons maintenant qu’elle en possède tout autant en ce qui concerne la fiction et la direction d’actrices (le fait de choisir une odeur, élément par définition intraduisible au cinéma (mis à part chez John Waters), comme point de départ de l’intrigue semble presque un défi, puisqu’il va falloir la faire vivre par le jeu des comédiennes). Le film ne sera hélas diffusé que dans peu de salles en Corée, on peut espérer qu’il intéressera des distributeurs dans nos contrées, parce qu’il mérite vraiment d’être vu.
Florent Dichy.
Lucky, Apartment de Kangyu Garam. Corée du Sud. 2024. Projeté au FFCP 2024.