La distribution de l’œuvre d’Ishii Sogo continue son chemin en France ! Cette fois-ci, c’est au tour de Carlotta de distribuer The Crazy Family, film de studio assez sage en apparence de la part du réalisateur punk, en avant-première à L’Étrange Festival. L’hystérie de la famille Kobayashi se dévoile sur grand écran dans une toute nouvelle copie restaurée !
Tout débute de manière inhabituellement calme et posée dans ce film d’Ishii : Kobayashi Katsuya déménage sa famille en devenant enfin propriétaire d’une petite maison à Tokyo. Alors que la famille se met au rythme urbain de la capitale, le père de Katsuya arrive chez eux pour y habiter. Commence alors une hystérie familiale qui s’empare petit à petit de tous les personnages.
Si le film est assez sage et calibré pour un public plus vaste qu’habituellement, le réalisateur ne perd pas de sa rage et de son impertinence. Il fait de la rage le moteur même du film : un mal ronge la famille de Katsuya et il va essayer, coûte que coûte, d’y faire face. C’est une comédie furieusement drôle et flirtant très souvent avec la comédie noire qu’Ishii propose. Un petit jeu filmique s’opère dans sa démarche : il va s’amuser à singer le cinéma afin d’en proposer ce double punk. Il singe des films que l’on connaît bien : il cite explicitement Shining au détour d’une scène d’enfonçage de porte au marteau piqueur qui, bien avant l’heure, recrée le culte « Here’s Johnny » de Nicholson. De manière plus détournée, dans sa seconde partie, Ishii emprunte les codes visuels du slasher pour iconiser son père de famille pétant un plomb : le couteau devient un marteau piqueur, les plans subjectifs à la Halloween et Vendredi 13 surgissent à la manière d’un train fantôme déjanté… Mais surtout, le cinéaste singe la comédie familiale pour en faire un objet détraqué.
Derrière ses airs de comédie familiale inoffensive, même si à des lieux du cinéma trash et punk, Ishii emprunte au genre tout ce qu’il a de plus anodin pour le dérégler légèrement au fur et à mesure que le métrage avance et proposer un manifeste rageur qui singe l’idée même de la famille japonaise. Les Kobayashi nous sont montrés comme étant une famille, certes légèrement excentrique, mais dans les standards de la famille japonaise de la bulle économique : le père est un salary-man, la mère une femme au foyer, le frère est un étudiant et la sœur encore une enfant aux rêves d’idols, tandis qu’ils accueillent le grand-père, comme traditionnellement dans la famille japonaise. C’est pour mieux faire du salary-man un désaxé voulant tuer toute sa famille car elle serait visiblement « malade », écho aux pires faits divers et de société ; de faire du grand-père un vestige du Japon impérial de la Seconde Guerre mondiale, moment historique mis sous le tapis dans les années 80 ; de faire de la petite sœur une fille totalement aliénée par le Japon contemporain et ses nouvelles icônes ; de faire du grand frère un étudiant livide et renfermé sur lui-même, rendu fou par le rythme insoutenable des études.
Il fait de la famille traditionnelle un échantillon du Japon malade qu’il hystérise dans un joyeux jeu de massacres (qui ne va pas jusqu’à la mort, le film restant tout de même dans le carcan inoffensif de la comédie familiale). C’est probablement dans ce dérèglement que le film s’en sort le mieux : d’un coup, la petite comédie joyeuse prend un virage très noir où les viols et autres crimes de la Seconde Guerre mondiale jaillissent violemment au visage du spectateur, où le train quotidien insoutenable du Japon contemporain, véritable fabrique à faits divers, épuise nos personnages à l’excès et où la famille traditionnelle, dernier rempart d’un Japon qui se meurt, ne suffit plus (et n’a probablement jamais réussi) à limiter les pots cassés. Le film se termine alors sur une véritable image apocalyptique : la maison détruite, la famille Kobayashi s’installe sur le périphérique, ruines contemporaines de ce nouveau Japon.
Cette étrange parodie signée Ishii est un véritable pied de nez au genre de la comédie : si le cinéaste sait rester assez sage dans sa forme, il ne se censure pas sur le fond et délivre une œuvre tout aussi punk et subversive que les précédentes.
Thibaut Das Neves
The Crazy Family d’Ishii Sogo. 1984. Japon. Projeté à L’Étrange Festival 2024