VIDEO – L’Empire des sens d’Oshima Nagisa

Posté le 29 juin 2024 par

Carlotta met le cinéma d’Oshima Nagisa à l’honneur avec la sortie d’un Coffret Ultra Collector 4K UHD regroupant L’Empire des sens, avec sa seconde production franco-japonaise auprès d’Argos Films, L’Empire de la passion et La Véritable histoire d’Abe Sada, film de Tanaka Noboru sur le fait divers à l’origine de L’Empire des sens. Nous avons profité de l’occasion pour nous repencher sur L’Empire des sens, film culte du réalisateur japonais, sorti initialement en 1976. Film par Fabien Alloin ; Bonus par Elie Gardel.

Dans une rue de Tokyo de l’année 1936, de jeunes hommes armés défilent sous les applaudissements fournis du peuple. L’échec du coup d’État du 26 février a renforcé le militarisme japonais, la seconde guerre sino-japonaise débutera l’année suivante et les soldats avancent en cadence, droits et fiers au milieu des drapeaux et des fanions qu’on agite pour eux. En dehors de la foule, longeant le mur tête baissée, un homme marche à contre-courant sans sembler s’intéresser à ce qui se passe autour de lui. Si Oshima Nagisa s’applique à ne pas le filmer comme un opposant du défilé militaire, si Kichizo (Fuji Tatsuya) traîne les pieds et apparaît détaché de la scène et de ses compatriotes, son geste n’en est pas moins politique. En décidant d’avancer ensemble contre tout et tous, en choisissant le pas de côté plutôt que de rester dans les rangs, les deux personnages de L’Empire des sens (1976), Kichizo et Abe Sada (Matsuda Eiko), refusent d’accepter leur pays comme il est sur le point de devenir. Leur passion est mise en lumière par le fait divers : en 1936 dans ce même Japon militaire, la jeune femme sera retrouvée errante dans les rues de Tokyo gardant sur elle le pénis et les testicules de son amant qu’elle avait tué par amour quelques jours plus tôt. S’inspirant de l’histoire bien connue par les Japonais de Kichizo et Abe Sada pour répondre à la commande du producteur français Anatole Dauman, Oshima Nagisa réalise avec L’Empire des sens davantage encore que son œuvre la plus radicale, un véritable acte de résistance.

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Si l’histoire d’Abe Sada et Kichizo a déjà été adaptée au cinéma avant Oshima Nagisa dans le genre pinku eiga, destiné au public masculin (La véritable histoire d’Abe Sada de Tanaka Noboru en 1975), pour la première fois, c’est Abe Sada qui la raconte. Au travers de leur amour destructeur et dans toutes les scènes d’amour non simulées, la jeune femme choisit chacun de ses actes. Jamais dominée par Kichizo qui l’emploie pourtant comme servante, elle apparaît à l’image pleine d’une liberté ne laissant aucune place à ceux qui l’entourent. Oshima Nagisa enferme ses deux personnages dans des cadres de plus en plus clos, les rapprochent à l’abri des yeux curieux, mais si fusion il y a, apparaît surtout la force d’une jeune femme prête à tout détruire par amour. Très tôt dans le film, après que Kichizo a joui dans sa bouche, Abe Sada se relève doucement vers lui, plus grande encore qu’elle ne l’était avant l’acte. La scène intervient si vite qu’elle ne peut être le climax de l’œuvre mais un simple avertissement : la jeune femme ne sera jamais souillée. En choisissant des acteurs « classiques » pour faire l’amour devant la caméra, le réalisateur casse les barrières et veut marcher à contre-sens comme le font ses personnages. Se mettant corps et âme au service du film, en mettant leur carrière en danger pour lui, Matsuda Eiko et Fuji Tatsuya en deviennent tout autant ses auteurs que Oshima Nagisa. Mais si Fuji Tatsuya se relèvera du scandale que fut L’Empire des sens, on ne le pardonnera jamais vraiment à la jeune actrice qu’était alors Matsuda Eiko. La liberté que donna Oshima Nagisa au personnage d’Abe Sada, Matsuda Eiko ne put en bénéficier et le malaise de L’Empire des sens est également celui d’assister impuissant au suicide d’une actrice et à la souffrance à venir d’une jeune femme.

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L’angle féministe du traitement d’Oshima Nagisa et les limites qui apparaissent avec l’après film des acteurs ne sont pas le seul acte politique qui vit dans L’Empire des sens. Le cinéaste le dit lui-même dans les images d’archives du documentaire Il était une fois L’Empire des sens : « pendant cette période de chaos politique, ces deux personnes ont vécu seulement pour leur amour (…). Le fait qu’ils aient été indifférents à la politique rend ce fait divers politique ». On en revient alors à l’année 1936 et au défilé de jeunes soldats que Kichizo ne regarde pas passer. L’Empire des sens, par sa pornographie, par la mise en image d’un amour absolu et par le refus du pays, participe à la construction d’un autre territoire. Un autre État né de l’amour de Kichizo et Abe Sada qui n’est pas le Japon. Le pays de L’Empire des sens n’est pas celui des scènes d’intérieur, de la maison de Kichizo ou de sa garçonnière. Ce territoire, le couple le crée de toute pièce en se réfugiant dans le corps de l’autre. Les seins d’Abe Sada ou le sexe en érection de Kichizo n’apparaissent jamais comme des intrus dans le cadre mais sont l’assise même d’un nouveau lieu qui se construit pour eux deux seulement. Trouver refuge dans l’amour quand défile dehors une armée japonaise sur le point de signer le pacte antikomintern avec l’Allemagne nazie, Oshima Nagisa ne le filme pas comme une fuite en avant ou une défection. Si parmi ces soldats, certains ne reviendront pas après la guerre et referont leur vie ailleurs comme les a filmés Imamura Shohei dans sa série de documentaires En suivant ces soldats qui ne sont pas revenus, quitter le Japon sans pourtant en franchir les frontières à la manière du couple sulfureux est un premier geste de révolte, un premier acte de résistance. Émasculer son amant, lui couper le sexe pour le garder encore un peu pour soi, c’est alors repousser pour un temps le retour au réel et au pays. Garder sur elle une part de Kichizo comme un geste d’amour, plus encore que porter en elle son enfant devient l’ultime étape de l’appropriation d’un nouveau territoire ; le dernier acte avant de tourner à jamais le dos à un empire.

BONUS

Dans son Coffret Ultra Collector, Carlotta nous joint de nombreux suppléments et sur le disque dédié à L’Empire des sens, nous avons :

L’Histoire du film : le producteur Shibata Hiyao, l’opératrice en chef de Gaga Communications Asakura Yoko et les réalisateurs Sai Yoichi et Wakamatsu Koji reviennent sur leur expérience autour du film. Shibata et Asakura évoquent davantage le contexte de production et distribution du film, ainsi que sa réception, au Japon et en Occident, tandis que Sai, premier assistant d’Oshima à l’époque et Wakamatsu, son producteur pour ce film, reviennent plutôt sur leur expérience du tournage, depuis sa pré-production. On y parle aussi bien des enjeux principaux et toutes les difficultés qui en ont résulté, notamment en ce qui concerne la censure japonaise et les conditions clandestines de tournage, que d’anecdotes plus spécifiques telles qu’un raté lors du tournage de la séquence impliquant un œuf dur. Il est très appréciable et enrichissant d’entendre des récits situés au cœur de cette expérience vraisemblablement unique en son genre.

La passion selon Eiko Matsuda : Endo Tomuya, historien du cinéma, se penche sur la carrière de Matsuda Eiko, interprète d’Abe Sada dans L’Empire des sens. Il dresse d’abord un tableau clair et complet de la Tenjo Sajiki, troupe de théâtre de Terayama Shuji dans laquelle l’actrice a fait ses débuts, puis de la trajectoire qui l’a menée à participer aux castings pour le film, avec le soutien notamment de l’acteur et compositeur Nagoya Tadatoshi. Il revient ensuite sur l’expérience du tournage de l’actrice mais aussi et surtout de la réception du film au Japon et de l’impact malheureux qu’il a eu sur sa carrière. Endo s’applique à présenter le parcours, mais aussi à souligner le magnétisme et le talent de cette actrice.

Il était une fois… « L’Empire des sens » : Le documentaire de David Thompson et Serge July décortique de nombreux éléments autour du film à l’aide d’une pléthore d’entretiens. Nous retrouvons Sai, Wakamatsu et Shibata, mais avons également accès aux points de vue de Fuji Tatsuya, interprète de Kichizo, Koyama Akiko, actrice et femme d’Oshima, Tomiyama Katsue, actrice dans le film, ainsi qu’à ceux d’intervenants francophones tels que Hubert Niogret, Catherine Millet et Catherine Breillat. Tout comme dans le premier supplément, nous apprenons aussi bien des informations centrales que plus anecdotiques autour du film, avec cette fois un approfondissement plus important sur la réception française du film. On revient également sur le fait divers originel qui a mené à L’Empire des sens, sur les politiques de Valéry Giscard d’Estaing qui ont manqué de mettre à mal la diffusion du film, sur le propos anti-militariste du film… En bref, un document très complet et intéressant.

En plus de ces suppléments, nous avons accès à 6 scènes coupées, de même qu’à la bande-annonce originale du film.

L’Empire des Sens d’Oshima Nagisa. Japon. 1976.  Disponible en Coffret Ultra Collector chez Carlotta le 18/06/2024.

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