Wisit Sasanatieng

Wisit Sasanatieng, entre kitsch et nostalgie du cinéma thaïlandais

Posté le 22 juin 2024 par

Wisit Sasanatieng est l’un des cinéastes thaïlandais les plus en vue des 30 dernières années. Des Larmes du tigre noir à Red Eagle en passant par Citizen Dog, il a marqué le cinéma thaï de son empreinte et de son esthétique colorée, entre hommage, pastiche et modernisation de films de genre. Une manière de (re)découvrir le passé et d’appréhender l’évolution de la Thaïlande.

À la fin des années 1990, le cinéma thaïlandais revient sur le devant de la scène internationale à coup de polars, comédies, films d’horreur, de castagne martiale et de productions plus expérimentales. Les festivals montrent les œuvres de Pen-ek Ratanaruang, Wisit Sasanatieng, les frères Pang, Prachya Pinkaew ou Apichatpong Weerasethakul. À Cannes, Les Larmes du tigre noir de Sasanatieng est, en 2001, le premier film thaïlandais sélectionné. L’année suivante, Blissfully Yours de Weerasethakul remporte le prix Un Certain Regard.

Wisit Sasanatieng est l’une des figures de ce renouveau thaïlandais. Passé par la publicité et spécialisé dans le traitement des couleurs, il a participé à l’essor et au renom du cinéma thaïlandais. D’abord en tant que scénariste de deux films à succès, puis comme réalisateur des Larmes du tigre noir. On décèle dans une partie de sa filmographie un regard emprunt de nostalgie et respect pour le cinéma thaïlandais des années 50-60.

 

1997 : annus mirabilis

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1997 est une année charnière pour le cinéma thaïlandais. Moribond depuis les années 80, en raison d’une farouche concurrence avec la télévision et les films étrangers, il connaît un nouveau souffle et une nouvelle vitalité grâce à l’implication d’un cercle de jeunes réalisateurs venus de la publicité et de la télévision, avec en figures de proue Nonzee Nimibutr, Pen-ek Ratanaruang et Wisit Sasanatieng.

Dans les années 80, Nonzee Nimibutr fait la connaissance de Wisit Sasanatieng à l’université de Silpakorn. Le premier étudie la publicité cinématographique et télévisuelle puis devient producteur de clips musicaux et de spots publicitaires TV. Le second étudie les Beaux Arts avant de rejoindre la Film Factory, une société de production pour la télévision. Il y rencontre Pen-ek Ratanaruang, lui-même diplômé d’histoire de l’art après des études aux Etats-Unis.

En 1997, Nonzee Nimibutr et Pen-ek Ratanaruang réalisent chacun leurs premiers films : Dang Bireley’s and Young Gangsters et Fun Bar Karaoke. Scénarisé par Wisit Sasanatieng, Dang Bireley’s and Young Gangsters est l’histoire véridique mais largement romancée de Dang, un voyou des années 50, épris de culture américaine (James Dean et Elvis Presley) et entraîné dès l’adolescence dans une spirale de violence et de guerre des gangs façon « struggle for life » et « get rich or die trying ». C’est un immense succès populaire en Thaïlande. Fun Bar Karaoke de Pen-ek Ratanaruang est une comédie en milieu mafieux, largement influencée par Hong-Kong, avec une forte dose d’humour grinçant et de jeu métafictionnel avec les codes du polar urbain. Le film est remarqué, y compris dans les festivals étrangers (Prix spécial du jury au Festival des 3 Continents).

Ninimbutr Ratanaruang

Si Nonzee Nimibutr et Pen-ek Ratanaruang ont l’objectif commun de ranimer le cinéma thaïlandais et de le faire correspondre aux codes et tendances de l’époque, leurs méthodes diffèrent. En se tournant vers le passé de la Thaïlande, Nonzee Nimibutr verse dans le confort de la nostalgie mais y injecte le rythme et la violence propres aux films de gangsters contemporains. Des scènes de bagarre et de fusillade héritées de Hollywood, avec dans la dernière partie du film, plus exubérante, une référence directe à John Woo. Nonzee Nimibutr montre une Thaïlande sépia avec les gimmicks des films d’action à la mode. Pen-ek Ratanaruang est plus subtil : son film montre une Bangkok moderne et colorée de néons, avec sa vie nocturne hédoniste mais dangereuse. Avec le vernis esthétique et des références à Wong Kar-wai et Kitano Takeshi, Fun Bar Karaoke est surtout une comédie familiale sur l’impossible communication entre une fille et son père irresponsable, et la recherche d’un foyer stable. Un thème cher au cinéma thaïlandais, d’ailleurs omniprésent dans Dang Bireley’s and Young Gangsters.

En 1999, Nimibutr continuera à s’appuyer sur le passé de la Thaïlande avec Nang Nak, énième adaptation d’un conte fantastique et horrifique du XIXème siècle, toujours d’après un scénario de Wisit Sasanatieng. Ratanaruang, lui, reste dans le Bangkok ultra-contemporain avec 6ixtynin9, mélange de polar et de comédie post-crise économique asiatique.

Le succès commercial est plutôt du côté de Nimibutr : Nang Nak bat tout simplement les records d’entrées du pays. C’est un phénomène ! Le renouveau du cinéma thaïlandais est en marche. Nimibutr fonde sa maison de production qui s’occupera du polar Bangkok Dangerous des frères Pang (originaires de Hong-Kong)… et du premier film de Wisit Sasanatieng, Les Larmes du tigre noir, sorti en 2000 et présenté au Festival de Cannes en 2001. Le film, hommage et pastiche du cinéma thaï des années 50, fait forte impression. Wisit Sasanatieng réalise ensuite la comédie romantique Citizen Dog (2003), souvent comparée au Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, le film de fantômes The Unseeable (2006), le court-métrage Tussana (2009), le film de super-héros Red Eagle (2010), le segment « Iron Pussy » (reprenant l’espion travesti déjà mis en scène par Apichatpong Weerasethakul et Michael Shaowanasai) dans le film à sketches Kamelia (2010), l’enquête surnaturelle en milieu lycéen Senior (2015), le segment dystopique « Catopia » dans le film à sketches 10 ans en Thaïlande (2018), et ces dernières années, des comédies ou thrillers : Reside (2018), The Whole Truth et The Murderer (2023).

Que peut-on retenir du cinéma de Sasanatieng ? Que dit-il d’une certaine tendance du cinéma thaïlandais ?

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Le kitsch contre les vieilles photographies

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Le cinéma de Wisit Sasanatieng, surtout à ses débuts, convoque le passé de la Thaïlande. On l’a vu avec les deux scénarios écrits pour Nimibutr qui convoquent le XIXème siècle et les années 1950. C’est également le cas dans Les Larmes du tigre noir avec, toujours, des années 1950 fantasmées par une tendance mélodramatique du cinéma thaï. Dans The Unseeable, ce sont les années 30, influencées par les modes vestimentaires et cosmétiques des stars hollywoodiennes de l’époque et l’esthétique de l’illustrateur Hem Vejakorn, notamment dans ses dessins de fantômes. Où l’on voit des flappers du Jazz Age dans un pays en mutation (la monarchie absolutiste est tombée en 1932 à la suite d’un coupe d’État). Dans Senior, on navigue dans trois époques différentes grâce à une lycéenne des années 2010 chargée de résoudre des crimes non résolus datant de 1985 et 1962.

Peut-on parler de cinéma « carte postale » sur une Thaïlande passée et fantasmée ? À première vue, on peut le penser. Le court métrage Tussana, réalisé en hommage à la ville de Bangkok, commence à l’époque contemporaine, sous un pont, aux côtés d’une mendiante aveugle. Il se terminera dans un Bangkok paradisiaque et lumineux rempli de palais majestueux et d’une végétation luxuriante. Une vision éternelle et « figée » de la ville dans un âge d’or mythique. Cet imaginaire aseptisé est aussi à l’œuvre dans la comédie romantique Citizen Dog, où l’on suit la parcours d’un campagnard dans un Bangkok kitsch, surnaturel et ultra-pop. On reconnaît là la patte d’un publicitaire et d’un coloriste. Tout est propre et mignon. Un univers esthétique qui convoque autant le pop art de David Hockney que les mélodrames thaï des années 50. La misère y est aussi invisible que la richesse car tout est égal dans ce canevas coloré. Même les déchets et les immondices, qui forment une montagne propre à la rêverie au milieu de la ville, sont désirables. Le parti pris assumé d’un réel à la poésie aussi inoffensive et pré-adolescente que celle d’un Saint-Exupéry ou d’un Boris Vian.

Wisit Sasanatieng

À ce kitsch inoffensif et atemporel, on préfère la nostalgie plus douloureuse et fragile qu’on retrouve par intermittence dans ses films et qui se matérialise par des vieilles photos jaunies, chéries autant que craintes. « La nostalgie est la douleur que nous cause la proximité du lointain », écrivait Martin Heidegger.

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Pastiche et hommage

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Deux films sont ouvertement des hommages et des pastiches des productions thaïlandaises des années 50-60 : Les Larmes du tigre noir, son premier film, et Red Eagle, adaptation d’un film de super-héros sorti en 1970.

Les Larmes du tigres noir frappe d’emblée par son esthétique vieillotte mais très colorée, à l’artificialité revendiquée. C’est un hommage direct aux mélodrames thaï des années 50, influencés par Douglas Sirk ou Vincente Minnelli, et adaptés à la sauce thaï. Cette influence de l’Occident sur la Thaïlande, grandissante depuis les années 20 et qui se trouve dans la musique, le vêtement ou le cinéma, porte le nom de sakon. Le cinéma thaï a ainsi repris des figures typiquement américaines comme les cowboys et les gangsters en les transposant dans des histoires folkloriques typiquement thaï. Dans la catégorie du film d’action, trois genres se distinguent : le film de guerre, le film historique et le film bu (mêlant poursuites et combats). Les Larmes du tigre noir reprend l’archétype du « bandit bienveillant », hors-la-loi solitaire au grand cœur, comme dans Chom chon Mahesuan (Mahesuan, roi des bandits), film réalisé en 1970 par Anumat Bunnak, dans lequel jouait Mit Chaibancha, le plus célèbre acteur de l’époque (près de 300 films en 12 ans de carrière).

Les Larmes du tigre noir raconte l’histoire d’amour tragique entre Dum, fils de paysan, et Rumpoey, fille d’un riche propriétaire. « Amoureux » d’enfance bien vite séparés, les tourtereaux se retrouvent dix ans plus tard. Rumpoey est alors promise à un jeune policier ambitieux tandis que Dum est un hors-la-loi à la solde de Fai, chef d’un gang local. Rumpoey parviendra-t-elle à faire de Dum un honnête citoyen ? Dum, surnommé le « tigre noir », pourra-t-il quitter son gang et empêcher le mariage arrangé de son seul et unique amour ? Sasanatieng a pris un soin extrême dans les costumes, les décors, la musique, les ficelles scénaristiques, la mise en scène et l’étalonnage de son film pour projeter le spectateur dans l’ambiance à la fois surannée, kitsch et irréelle des mélodrames des années 50. Les acteurs surjouent, en lissant leur moustache à la Clark Gable. Entre deux scènes musicales, le film passe en quelques secondes du comique au tragique, du badinage amoureux le plus niais à l’action la plus sanglante.

Wisit Sasanatieng - Les larmes du tigre noir

En 2001, dans son troisième long métrage Monrak Transistor (qui se déroule dans la Thaïlande rurale), Pen-ek Ratanaruang tourne une scène dans laquelle les personnages assistent à la projection d’un film en plein air : Les Larmes du tigre noir… mais en version muette et pour lequel les répliques sont dites en direct par un doubleur (et il ne s’agit pas du tout des vraies répliques du film).

Un peu d’histoire s’impose et on citera ici Histoire du cinéma thaï de 1945 à 1970 : l’ère des fictions populaires en 16mm, thèse d’Aliosha Herrera publiée en 2016. Après la Seconde Guerre mondiale, les cinéastes thaïlandais ont adopté le format 16mm réversible en couleur qui permettaient de tourner à moindre frais mais sans prise de son. Les doubleurs étaient donc nécessaires pour « dire » les répliques. Dans les grandes villes, les salles de cinéma étaient munies d’un orchestre et de doubleurs pour accompagner les séances. Comme les benshi dans le Japon des années 20, plusieurs doubleurs thaïlandais sont devenus célèbres : « Les doubleurs de cinéma, absolument indispensables à la réussite de chaque film en 16mm, travaillaient généralement seuls, en se prêtant à tous les rôles, ou bien en duo, avec une associée qui n’était souvent autre que leur propre épouse. […] Le nom de certains doubleurs notoires avait plus de valeur commerciale que les titres des films projetés. Ceux-ci étaient systématiquement sollicités pour interpréter en priorité le rôle d’une vedette particulière, et il pouvait même sembler inconcevable aux spectateurs de dissocier l’image des héros qu’ils admiraient tant des voix de ces interprètes en hors-champ, qui achevaient avec brio de les rendre incarnés à l’écran. »

En milieu rural, les doubleurs partaient en « tournée » pour projeter les films en plein air et les doubler en direct. Cette pratique a duré jusqu’au début des années 80 même si, au début des années 70, le format 16mm a peu à peu laissé la place au 35mm Cinémascope avec son doublé enregistré sur piste optique, ou, plus rarement, avec prise de son directe.

Second hommage de Sasanatieng au cinéma thaï en 2010 avec Red Eagle. Dans la forme, c’est un film de super-héros à grand budget avec une mise en scène dans l’ère du temps et des effets spéciaux remarquables. Dans le fond, c’est une reprise du justicier masqué Rom Ritthikrai, alias « l’Aigle rouge », incarné à six reprises par l’acteur Mit Chaibancha entre 1959 et 1970. Le personnage de l’Aigle rouge a été créé dans les années 50 par l’écrivain Sek Dusit : un justicier dans la lignée de James Bond et de super-héros comme Batman. La série de films originale s’est terminée tragiquement le 8 octobre 1970, sur le tournage d’Insi Thong (L’Aigle d’or) avec la mort de l’acteur (et ici réalisateur) Mit Chaibancha, tombé accidentellement d’un hélicoptère lors d’une scène réalisée sans cascadeur ni mesure de sécurité. Un drame national et la fin de la carrière (très prolifique) pour l’acteur le plus populaire de Thaïlande. « Ses funérailles, organisées après l’exposition du cercueil de Mit dans une chapelle ardente pendant un deuil national de 104 jours, réunirent, le 21 janvier 1971, une procession de plus de 300 000 personnes, du temple Khae Nang Loeng au temple Thepsirin », précise Aliosha Herrera.

Red Eagle Wisit Sasanatieng

Sasanatieng modernise l’Aigle rouge en en faisant un ancien militaire devenu justicier franc-tireur et incognito contre la criminalité et la corruption. L’histoire se déroule en 2016 dans une Thaïlande dirigée par un Premier ministre, marionnette d’un État profond constitué de criminels, militaires, financiers et industriels. L’Aigle rouge vient en aide à Vasana Tienpradap, ancienne fiancée du Premier ministre et militante écologiste, qui s’oppose à la construction d’une centrale nucléaire à proximité d’un village de pêcheurs. Tous les éléments du film de justicier masqué sont réunis : un héros dont l’identité est connue d’une poignée de personnes, une histoire d’amour compliquée, l’aide d’un policier honnête et dévoué, un antagoniste lui aussi masqué et des comploteurs avides de pouvoir et de richesses. Si Insi Thong faisait de son héros un rempart contre le péril communiste, Red Eagle en fait un justicier contre l’énergie nucléaire et la corruption d’une élite clandestine.

Red Eagle se termine par un cliffhanger avec le héros qui part à l’assaut final dans un hélicoptère. Fin ouverte pour tourner une suite ? Clin d’œil au film de 1970, inachevé, et se concluant sur les images de Mit Chaibancha, agrippé à une échelle attachée à un hélicoptère ? L’inachèvement apparent de Red Eagle est cohérent « jusqu’au bout » avec l’hommage voulu par Sasanatieng. L’inachèvement du film est la seule fin possible, la seule qui fasse écho au drame de 1970.

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Depuis Senior, les films de Sasanatieng ne font plus référence au passé de la Thaïlande ou de son cinéma. Reside, The Whole Truth et The Murderer sont des films de genre typiques, comme on en voit régulièrement en Thaïlande, maniant la comédie, le surnaturel et l’horreur.

Marc L’Helgoualc’h