Hong sang-soo - De nos jours 2023

VIDEO – De nos jours… de Hong Sang-soo

Posté le 21 juin 2024 par

La parution des films de Hong Sang-soo en vidéo est toujours un petit miracle, du moins une anomalie salutaire dans le contexte actuel. Que son cinéma trouve le chemin des salles après être toujours, et heureusement, sélectionné parmi les plus grands festivals européens, c’est dans la logique de l’industrie culturelle en France. Que, dans un marché vidéo en souffrance, malgré les 10 600 entrées cinéma cumulées de De nos jours… et 9 060 entrées de Walk Up, les 2 films fassent l’objet d’une édition vidéo chez Capricci, c’est un heureux signe que la loi du marché ne décide pas de tout et que les œuvres de cinéma ont encore droit de citer en DVD. Film de Marc L’Helgoualc’h ; Bonus de Flavien Poncet.

De nos jours… alterne, en trois séquences, la journée de Sangwon (Kim Min-hee), une actrice à succès déjà revenue du cinéma et reconvertie dans l’architecture, et de Hong Uiju (Ki Joo-bong), un vieux poète aujourd’hui célébré par la jeune génération et qui fait l’objet d’un film documentaire réalisé par une étudiante. La journée de ces deux artistes se déroule de manière tout à fait indépendante mais partage de nombreuses similarités et détails troublants : l’arrivée d’une comédienne en devenir pour Sangwon, la visite d’un admirateur pour Hong. Sangwon et Hong profitent de ces visites pour converser sur la vie, le cinéma, la poésie, la nourriture, les animaux ou la nature.

C’est une constante chez Hong Sang-soo : ses films sont parsemés de récurrences et d’échos qui servent, à tout le moins de liants entre deux scènes, au mieux de clefs de compréhension, de coïncidences troublantes ou, comme chez les surréalistes, de hasards objectifs. Du surréalisme, Hong a également repris les scènes de rêve, partie intégrante de son dispositif narratif. Mais de rêve, il n’en est pas question dans De nos jours…

 

Taquineries

 

Dans le jeu de miroir ou de hasards objectifs que l’on voit entre les journées de Sangwon et Hong, on peut mentionner leur état de santé : la première est en post-dépression tandis que le second est en sevrage contraint d’alcool et de tabac. On les voit refuser tous les deux les cadeaux apportés par leurs visiteurs. Ils mangent leurs nouilles avec du gochujang, une sauce pimentée, et ils jouent de la guitare. En plus de ces détails, il y a bien sûr leur statut d’artiste et leur rôle de « passeur ». Sangwon doit conseiller sa cousine sur le métier d’actrice et Hong doit répondre aux questions d’un admirateur (également aspirant acteur) sur la poésie et le sens de la vie. Ces deux séquences de questions – réponses sont désopilantes tant elles jouent avec les lieux communs. Les questions posées rivalisent de naïveté ou de ridicule : « comment on transmet les expériences ?« , « pensez-vous que la poésie est essentielle à notre époque ?« , « c’est quoi l’amour ? » ou « c’est quoi le sens de la vie ?« . Si le poète Hong taquine son admirateur et met un terme, finalement agacé, à cette purge, il s’accorde sur un point précis : vivre sans se mentir à soi-même et être prêt à risquer sa vie pour garder sa clairvoyance intacte. Même désir chez Sangwon dont l’objectif d’actrice était d’atteindre « la sincérité ». Objectif jamais atteint à cause des réalisateurs qui imposent leur volonté et ne laissent pas aux acteurs être ce qu’ils sont. Comprenne qui peut, en regard de la carrière de Kim Min-hee depuis 2015.

Hong sang-soo - De nos jours 2023

Autre taquinerie, jusqu’ici inédite, du dispositif de Hong Sang-soo : des brefs textes de contexte au début de chaque séquence. Des textes qui… disent parfois le contraire de ce qu’on voit à l’écran. C’est le cas lors des séquences n°2 : « Sangwon parle de son passé à sa cousine Jisoo mais au lieu de se sentir soulagée, elle a l’impression de s’enfoncer. » À l’écran, c’est l’inverse qui se passe : Sangwon paraît soulagée et c’est Jisoo qui pleure en écoutant sa cousine se confesser. « Alors que le poète Hong Uiju répond aux questions du jeune acteur, son envie de boire et fumer ne fait que s’accroître. » Absolument rien ne montre que Hong veut boire et fumer. Il se contente de répondre avec courtoisie aux questions de son interlocuteur et de boire sa bière sans alcool. C’est dans la séquence suivante qu’il finira par boire et fumer. Que veut nous dire Hong Sang-soo avec cette discordance entre le texte et de l’image ? Que les apparences sont trompeuses ? Qu’une caméra ne peut pas sonder les âmes humaines ? Qu’une scène peut avoir plusieurs sens ?

Si tel est le cas, le double sens est présent dès le titre du film dont la traduction littérale peut se traduire par « Notre jour » ou « Le Jour de Nous »… Nous étant le nom (quelle étrangeté !) du chat de la logeuse de Sangwon. Encore plus étrange : un deuxième chat nommé Nous est mentionné dans le film. Si ce n’est pas un hasard objectif… L’insaisissable félin est d’ailleurs aussi impénétrable que les personnages du film. Qui sait ce que pense vraiment un chat entre deux siestes, trois croquettes et quatre caresses ?

Cette réflexion sur l’image se poursuit à travers la figure de Kijoo (Kim Seung-yun), étudiante en cinéma qui consacre son premier film au poète Hong. Ce dernier la considère même comme sa fille adoptive. On ne saura jamais quel type de documentaire elle réalise mais elle prend plaisir à filmer Hong dans des scènes anodines, même lorsqu’il mange ses nouilles. Du cinéma direct avec la volonté de capter les moments du quotidien sur le vif. Groupie de Hong, elle acquiesce à ses moindres propos. Lorsqu’elle filme le dialogue entre le poète et son admirateur, elle n’hésitera pas à prendre part à la conversation, devenant actrice de la scène. Son intervention brise une certaine neutralité de son dispositif. On pense à cette scène de Cocksucker de Blues, le film de documentaire de Robert Frank sur la tournée 1972 des Rolling Stones aux États-Unis et à ce moment où l’écrivain Terry Southern, déjà plusieurs grammes de cocaïne dans les naseaux, interpelle le réalisateur : « la caméra ne ment pas. J’ai pas raison, Bob ? ». Peut-on vraiment filmer le réel ? Quel réel ? Question insondable. Quand le poète Hong commence a vraiment répondre aux questions insistantes de son admirateur et ouvre son cœur, il demande à Kijoo de couper sa caméra. Elle admettra par la suite avoir capté « une certaine atmosphère ». La même atmosphère filmée par Hong Sang-soo au même moment ? Quel versant de cette réalité ?

 

Comédie humaine

 

Si De nos jours… est plein de malice et d’autodérision sur l’art et le spectacle, il est aussi plein de sagesse. Hong Sang-soo conforte son rôle, de plus en plus assumé et explicite, de vieux sage. Depuis Seule sur la plage la nuit, il fait de ses films des dialogues philosophiques dans la lignée de ceux de Platon, Denis Diderot (Le Neveu de Rameau) ou Éric Rohmer (oui, dans leur forme, ses contes, comédies et proverbes sont des dialogues philosophiques).

Hong sang-soo - De nos jours 2023

Dans les micro-sociétés de conversation qu’il crée et qu’il anime, Hong y déploie les éléments de sa propre cosmogonie, teintée de l’idéalisme allemand du XVIIIè siècle, comme expliqué dans ce texte sur Introduction, film sorti en 2021. Un courant qui a introduit une nouvelle métaphysique, un nouveau rapport de l’Être-au-monde, et a engendré le mouvement romantique. Si De nos jours… est moins cosmique de Seule sur la plage la nuit ou Hotel by the River, il se rapproche des considérations plus « terre à terre » déjà abordées dans La Femme qui s’est enfuie (le rapport à la nature et aux animaux) et Introduction (la transmission du savoir et le rôle de l’artiste).

Dans ces dialogues, des mots et des situations font références aux films précédents de Hong Sang-soo. Quand l’actrice Sungwon évoque son rejet du cinéma, on pense à Seule sur la plage la nuit, La Romancière, le film et le heureux hasard et À chaque étage. Quand elle parle de sa nouvelle passion pour l’esthétique en architecture, on pense à Introduction. Les dialogues sont peut-être le prélude à de nouveaux films. Lorsque Sungwon explique qu’elle aime s’asseoir dans les parcs, contempler la nature et qu’elle a rêvé qu’une fleur lui parlait et l’apaisait, on se dit qu’on retrouvera cette scène dans un prochain film de Hong Sang-soo. Si l’œuvre de Hong n’est pas une Comédie humaine balzacienne avec ses personnages récurrents, elle ne constitue pas moins une fresque sur le milieu artistique de son époque, avec ses fameuses variations et ses archétypes. Une fresque qui n’en finit pas. Pour notre plus grand plaisir.

BONUS

Hong Sang-soo par Hong Song-soo – Leçon de cinéma animée par Jean-François Rauger (1h13) : le DVD de De nos jours… offre l’occasion de (re)découvrir la leçon de cinéma donnée du cinéaste menée par Jean-François Rauger à La Cinémathèque française en février 2023 après la projection de Introduction. 1h13 d’échange où le réalisateur, en anglais, revient sur son dernier film à date, puis sur sa méthode et notamment l’évolution de celle-ci à travers son Œuvre. Ce qui frappe d’emblée c’est la correspondance organique entre le phrasé lent, simple et pragmatique du cinéaste et le style de sa mise en scène qui partage les mêmes vertus.

Ce qui frappe ensuite, c’est la manière dont, à la nécessité du modérateur d’animer l’échange, le cinéaste répond par un sens profond de l’anti-spectaculaire duquel résulte un comique du contretemps (facultés partagées par Pedro Costa) et par son propension naturelle à botter en touche et à désamorcer, par digressions, le jeu de questions-réponses.

Ce qui touche enfin, après toutes les confessions que le cinéaste fait et surtout cache sur son travail, c’est l’inclinaison inébranlable de l’artiste à suivre son mouvement intérieur, quitte à ennuyer son auditoire mais toujours en restant intègre à lui-même.

De nos jours… de Hong Sang-soo. Corée du Sud. 2023. En DVD le 23/05/2024 chez Capricci.