FESTIVAL DE CANNES 2024 – All We Imagine As Light de Payal Kapadia

Posté le 6 juin 2024 par

C’est le retour en gloire du cinéma indien au Festival de Cannes. Un miracle qu’il faut attribuer à la jeune réalisatrice Payal Kapadia, qui met fin à 30 ans d’indifférence et d’absence de l’industrie au sein des sélections officielles. Son premier long-métrage, All We Imagine As Light, a reçu le Grand Prix d’un jury présidé cette année par Greta Gerwig.

Depuis trente ans, l’Inde n’était bien sûr pas complètement absente de la grande messe internationale du cinéma : de la sensation Devdas (Sanjay Leela Bhansali), présenté hors-compétition en 2002, à Agra de Kanu Behl, sélectionné par la Quinzaine des cinéastes en 2023, le pays n’a eu de cesse de proposer un éventail particulièrement divers de productions. C’est notamment dans le domaine du documentaire qu’il s’est le plus illustré, en remportant deux années d’affilée l’Œil d’Or. Parmi les vainqueurs, une certaine Payal Kapadia, qui présentait alors une œuvre aussi politique que poétique, Toute une nuit sans savoir (2021).

C’est néanmoins la première fois en trente ans qu’un film indien est inclus dans la sélection officielle du Festival de Cannes. Pour son premier long-métrage, Payal Kapadia, fille d’artistes et ancienne étudiante au célèbre Film and Television Institute of India de Pune, qui a vu passer comme professeurs Ritwik Ghatak ou encore Shyam Benegal, a pu bénéficier de la confiance du comité de sélection après son succès documentaire, et du soutien de plusieurs producteurs français. 

Il est en effet utile de rappeler la situation complexe dans laquelle se trouvent aujourd’hui nombre de réalisateurs indiens. Pris en étau entre des industries monstres dédiées, avec plus ou moins de réussite, au divertissement des masses, et un gouvernement de plus en plus réticent à financer l’art, et la liberté d’expression qui l’accompagne, le cinéma d’auteur est bien en peine pour trouver des fonds. Si certains, comme Anurag Kashyap, peuvent se permettre d’alterner entre grosses productions et films plus pointus, la majorité des cinéastes indiens se tourne depuis quelques années vers l’étranger pour la production de leurs œuvres. Co-financé en majeure partie par la France, All We Imagine As Light de Payal Kapadia ne fait pas exception.

Dans un Mumbai entre nuit sombre et obscurité grise de la mousson qui s’abat fugacement sur la ville, les destins de trois femmes, de trois générations différentes, s’entrecroisent dans un petit hôpital. Prabha (Kani Kusruti) et Anu (Divya Prabha) sont infirmières, et colocataires d’apparence mal assorties : tandis que l’une attend désespérément des nouvelles de son mari parti travailler en Allemagne, l’autre flirte en secret avec un jeune musulman dont elle est folle amoureuse. Parvathy (Chhaya Kadam), elle, est veuve, et cantinière, propriétaire sans papiers d’une maison menacée par des promoteurs qui veulent construire de grandes tours d’habitation, comme il en pousse des centaines par jour à Mumbai. De leur quotidien teinté de solitude, d’entraide ou d’espoir, Payal Kapadia fait un portrait poétique et intime, tout en rendant hommage à la folie inhérente de la ville de son enfance.

Personnage à part entière du film, Mumbai est le lieu de toutes les aventures, de tous les excès, de toutes les aspirations, de tous les rêves. De cette monstrueuse mégapole de plus de 21 millions d’habitants, la réalisatrice reproduit avec fidélité et affection l’agitation permanente, la foule incessante qui se fraye des chemins entre les voitures et les motos aux klaxons continus, les lumières tantôt violemment blanches tantôt douces, colorées ou teintées de néons festifs et l’effervescence nocturne. Dans la ville qui ne dort jamais, les ténèbres n’existent que dans les âmes inquiètes du lendemain. A Mumbai, nous glissent des voix anonymes, personne n’est vraiment là par hasard : en quête principalement de travail, mais aussi d’émancipation, les êtres se croisent, se mélangent, se lient, avec un refus presque philosophique de la complainte ou de la colère. En son sein, Prabha, Anu et Parvathy, traversent les jours avec une combativité silencieuse, ombres parmi les ombres qui se succèdent sur les quais de train locaux, indépendantes des hommes, presque malgré elles. Quelles lumières brillent donc pour elles dans cette obscure atmosphère ?

All We Imagine As Light n’est pas sans rappeler une des œuvres les plus marquantes de Satyajit Ray, La Grande Ville (1963) dans son approche de l’urbanité et du rôle qu’y sont amenées à y jouer les femmes. Payal Kapadia réussit toutefois à ne pas s’enfermer dans le lourd héritage de son aîné le plus illustre, et élargit soudain l’unité de lieu en ouvrant son film au dernier quart et en proposant comme un hors-champ. Déracinées, ou restituées à  leur milieu, selon les points de vue, ce n’est pas dans une grande ville que les trois femmes trouvent une éphémère paix et tendresse, mais dans un petit village à près de 6h au sud de Mumbai, perdu entre les vagues fougueuses de l’Océan indien et le calme humide de la vierge végétation locale, figé dans le temps. Ce n’est pas le tourbillon de la ville qui malmène les femmes indiennes, rappelle la réalisatrice : ce sont les injustices, les violences physiques et symboliques, le poids du regard des autres. Échappant quelques heures à ces yeux importuns, elles font enfin face à leurs propres vérités.

De l’humour bougon de la vétérante Chhaya Kadam, vue dans Gangubai Kathiawadi (Sanjay Leela Bhansali, 2022) ou encore Laapataa Ladies (Kiran Rao, 2023), aux références assumées aux origines malayalam de Kani Kusruti et Divya Prabha, chaque ligne semble avoir été écrite spécialement pour les actrices. Également scénariste du long-métrage, Payal Kapadia entretient un lien particulièrement fort et évident avec ses héroïnes. Sublimées par des plans oniriques et souvent statiques, en opposition rigoureuse à la fébrilité mumbaikar, les trois femmes évoluent devant sa caméra avec grâce et dignité, et portent un discours audacieux sur la maternité, la sororité et le mariage. Payal Kapadia n’a par ailleurs pas peur de montrer l’intimité à l’écran, un tabou pourtant encore important au sein de la société indienne : dans une scène d’une poésie et d’une tendresse remarquable, elle n’hésite ainsi pas à filmer l’amour interdit consumé par Anu et son petit ami musulman. Il s’agit d’une double transgression pour la réalisatrice, qui s’en prend ainsi à la fois au puritanisme de ses concitoyens, et à la communication islamophobe du gouvernement hindou, opposé aux couples interreligieux via la théorie vaseuse du “Love Jihad”. 

All We Imagine As Light est un film sur des femmes, par une femme, comme il en existe plus qu’on ne le pense en Inde. Il est toutefois le premier, depuis le début du siècle, à faire son chemin sur les écrans respectés du Festival de Cannes. Un signal fort envoyé aux cinéastes indiens autant qu’aux producteurs et distributeurs occidentaux. Il n’y a plus qu’à espérer, comme le soulignait Payal Kapadia lors de sa remise de prix, qu’il ne faudra pas encore trente ans pour dérouler le tapis rouge à une industrie plus que jamais en besoin d’appui. 

Audrey Dugast 

All We Imagine As Light de Payal Kapadia. 2024. Grand prix du Festival de Cannes 2024.

Imprimer


Laissez un commentaire


*