LE FILM DE LA SEMAINE – Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia : fragments d’une jeunesse en lutte

Posté le 13 avril 2022 par

Film hybride entre documentaire, fiction et pamphlet, Toute une nuit sans savoir plonge dans les espoirs et les craintes d’une jeunesse libre et révoltée qui oscille entre légèreté et engagement. Pour cet étrange objet cinématographique à découvrir en salles dès le 13 avril, la réalisatrice Payal Kapadia reçut l’Œil d’Or du meilleur documentaire au festival de Cannes en 2021. 

Des lettres ont été retrouvées dans une chambre étudiante du Film and Television Institute of India, à Pune. Une jeune femme, L., écrit à son petit ami. Une voix féminine (l’actrice Bhumita Das) s’élève pour lire ses mots. Les phrases sont poétiques, sincères, émotives. A l’image, un long plan montre de jeunes adultes danser dans le noir, en contre-plongée, devant un écran géant projetant de populaires chansons de Bollywood.

Entre les mots et les silences, des fragments de souvenirs, d’archives et de moments de vie volés s’entremêlent pour rendre compte de l’effervescence d’une jeunesse passionnée. Si les lettres sont fictives, inspirées des expériences personnelles de Payal Kapadia et de son co-scénariste, les images sont bien réelles.

Filmées sur plusieurs années par la réalisatrice, son compagnon et leurs amis, elles rendent compte de fêtes, de manifestations ou de simples instants d’ennuis. S’y ajoutent de vieilles cassettes de famille montrant mariages ou anniversaires, ainsi que des extraits d’archives historiques et de vidéos internet. La plupart des rushs sont en noir et blanc, très granuleux, parfois flous : un choix artistique affirmé de Payal Kapadia malgré la grande contemporanéité des prises de vues. Les sourires malicieux, les jeux innocents et les discours enflammés témoignent d’une jeunesse intemporelle et universelle, emplie d’espoirs, de doutes et de craintes. 

A partir de cette réserve abondante mais décousue d’images, la réalisatrice noue un récit complexe et intelligent. Dans une esthétisation poussée à l’extrême, le montage alterne entre de longs plans fixes et des scènes de vie intimes ou publiques prises sur le vif par une caméra portée et tremblante. Les visages et les corps en plans serrés se succèdent : les jeunes étudiants filment et se filment, se faisant à la fois acteurs et témoins de leur époque. Par leur démarche, ils documentent un quotidien insouciant bouleversé par l’arrivée au pouvoir du BJP, un parti nationaliste défendant l’idée que l’identité indienne est avant tout hindoue.

De 2015 à 2019, l’Inde est en effet secouée par de fortes manifestations étudiantes, critiques du gouvernement du premier ministre Narendra Modi. Méprisées ou violemment réprimées, les protestations s’en prennent d’abord à l’infiltration du pouvoir dans les institutions publiques, notamment dans les universités, avant de prendre un tournant plus engagé et radical lors d’arrestations arbitraire d’étudiants syndicalistes et du passage de lois perçues comme antimusulmanes. Avec ses propres images et les archives qu’elle a recueilli, Payal Kapadia brosse alors le portrait d’une jeunesse en lutte, dont la révolution aux atours romantiques s’articule autour d’une conscience politique nouvelle, fervente et bouillonnante, tout en étant confrontée à une violence impunie et même encouragée par l’Etat.

Pour illustrer cette réalité qu’elle a elle-même éprouvée, la réalisatrice alterne les prises de vue poétiques et songeuses d’étudiants admirant le ciel ou s’observant dans un miroir, avec des extraits vidéos d’une grande brutalité les montrant se faire frapper, traîner au sol ou embusquer par des milices ou par les autorités indiennes. En fond sonore, la voix fictive et tremblante de L. traduit l’angoisse grandissante d’une génération bohême menacé par l’influence grandissante d’une idéologie répressive et haineuse. Les lettres qu’elle écrit à son petit-ami traduisent d’ailleurs le poids des traditions religieuses qui pèsent encore sur les individus en Inde : issue d’une caste inférieure, la jeune femme n’est pas acceptée par les parents de celui qu’elle aime, qui choisit finalement de la sacrifier pour l’honneur familial.

Eminemment politique, Toute une nuit sans savoir se veut pourtant optimiste : entre œuvre de mémoire, songe et documentaire, Payal Kapadia compose une ode vibrante à la jeunesse, sa puissance et ses combats. Très justement récompensé au festival de Cannes, le long-métrage est à découvrir de toute urgence sur grand écran.

Audrey Dugast 

Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia. Inde-France. 2021. En salles le 13/04/2022.

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