Adieu ma concubine, chef-d’œuvre de Chen Kaige et du cinéma chinois de la Cinquième génération, bénéficie, après sa ressortie en salles l’an dernier, de superbes éditions prestige Blu-ray et 4K UHD éditées par Carlotta Films. Film par Antoine Benderitter ; Bonus par Justin Kwedi.
Adieu ma concubine a reçu la Palme d’or au Festival de Cannes de 1993 ; or le film en demeure à ce jour l’unique lauréat d’origine chinoise. Ce film spectaculaire et tragique demeure l’œuvre-maîtresse du réalisateur Chen Kaige (L’Empereur et l’assassin, L’Enfant au violon…). Admirablement servi par ses interprètes principaux – Gong Li (Épouses et concubines…) et Leslie Cheung (Happy Together…) – Adieu ma concubine n’a pas fini d’alimenter notre fascination pour tout un pan de la culture chinoise, sa somptuosité, sa cruauté glaçante et raffinée : une alliance de beauté et d’atrocité qui s’avère particulièrement sensible dans les productions de l’opéra de Pékin, genre musical à part entière et sommet d’artificialité, de stylisation, où peuvent se refléter, sur fond implacable de déterminisme socio-historique, les drames humains les plus intimes. Ce troublant jeu de miroirs entre bouleversements collectifs et tragédies individuelles constitue le motif central d’Adieu ma concubine, et contribue à en faire résolument un incontournable du cinéma, asiatique ou non.
Adieu ma concubine est bâti sur un long flash-back qui suit cinquante ans d’histoire de la Chine, des années 1920 aux années 1970. Au commencement : une amitié entre deux enfants, Douzi et Xiaolou, dans le cadre de l’école de l’Opéra de Pékin. Ils jouent ensemble Adieu ma concubine, pièce de théâtre évoquant les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji (rôle interprété traditionnellement par un homme : ici, Douzi). Ces adieux se concluent par le suicide de Yu, qui n’ignore pas que la défaite et la mort attendent son bien-aimé à l’issue de son combat face à Gaozu, futur empereur de Chine. Pour ces deux garçons orphelins, humiliés, maltraités par leurs formateurs, le théâtre représente tout. Il est non seulement leur vie : il est le monde. Pour eux plus encore que pour la foule idolâtre, les acteurs sont des dieux vivants. L’emprise de l’opéra sur leur existence est telle que Douzi s’identifie à son personnage de concubine et tombe amoureux de Xiaolou. Amour inavouable, bouleversant, et évidemment impossible. Le drame commencera à se nouer lorsque Xiaolou voudra épouser Juxian, une prostituée, et que les turpitudes de l’occupation japonaise puis de la révolution maoïste s’inviteront dans ce triangle amoureux. Notons que le début du film (les cruautés infligées aux enfants, la découverte de l’univers du théâtre) constitue la partie la plus forte du récit. Telle une rampe de lancement pour une suite un peu plus convenue, mais non moins poignante.
Ce qui frappe surtout dans Adieu ma concubine, encore aujourd’hui, c’est son accomplissement technique et esthétique ; la splendeur crépusculaire de sa photographie ; la fluidité aérienne, parfois sensationnelle de ses plans-séquences. Les courtes focales prolifèrent (scènes de foules, décors sublimés par le grand angle) et ne rendent que plus saisissants les gros plans sur les visages – tour à tour bouleversants, grotesques, pathétiques, magnifiquement énigmatiques. Cette beauté des images trouve son acmé dans des fulgurances chromatiques presque trop voyantes. À cette harmonie visuelle un peu exhibitionniste se superposent, comme pour lui apporter un démenti – ou révéler son sous-jacent trouble et secret – des musiques qu’une oreille occidentale peu habituée aux sonorités de l’Opéra de Pékin (percussions répétitives, hurlements aigus, déclamations hystériques) pourra juger dissonantes, voire agressives. Mais il faudra du moins leur reconnaître une parfaite cohérence avec le récit fiévreux et tragique qui nous est conté, ainsi qu’avec le contexte historico-culturel qui représente, au fond, la matière première du film. Dès lors, il ne tiendra qu’à l’oreille du spectateur de consentir à s’adapter.
Que dire de plus de cette intrigue où, explicitement, communiquent la grande Histoire (celle de la Chine du XXe siècle) et l’histoire intime de ses personnages ? Avant tout qu’on est frappé par l’audace et la cruauté d’un récit au tracé imparable, doté de la netteté tranchante d’une tragédie, mais truffé d’angles morts, de sous-entendus relégués hors-champ. Les fondus au noir se multiplient : autant de béances, de failles ou d’ellipses. C’est dire le caractère hallucinatoire, voire onirique de l’ensemble. Et sa force hypnotique. Laquelle, nimbée d’une certaine froideur, peut tenir à distance le spectateur, nuire un peu à son empathie, mais en définitive s’avère saisissante. D’autant qu’il est difficile de rester insensible à l’étrangeté suscitée par la reconstitution méticuleuse d’une époque et de ses rites – étrangeté peut-être plus profonde que dans n’importe quel film de science-fiction, plus troublante, car elle s’élabore sur le terreau d’une vérité socio-historique et, paradoxalement, d’une humanité commune en laquelle les spectateurs du monde entier peuvent se mirer : quoi de plus universel, en effet, que ces visages désemparés dont Kaige parsème sa mise en scène, ces regards reflétant pitié, amour, jalousie, haine, souffrance ? Si bien que seul le vernis du film s’avère radicalement exotique. Or, ce vernis (costumes, rites, langage, musique…) constitue plus qu’un simple effet de cosmétique, et plus encore qu’un hommage – certes ambigu – à tout un pan de la culture chinoise traditionnelle. Nous ramenant à une certaine étrangeté fondamentale de la condition humaine, il distille une fascination mystérieuse que les éblouissantes 171 minutes du film ne sont pas de trop pour sonder et mettre en musique, passer en revue et sublimer. Résultat : le film dans son ensemble est aussi, à sa manière, un opéra. Cette troublante mise en abîme constitue peut-être le plus beau gage de la cohérence et la richesse de cette œuvre-phare du cinéma chinois.
BONUS
Un entretien avec Hubert Niogret (24 min), historien du cinéma et grand spécialiste et passeur autour du cinéma chinois et hongkongais. Il évoque sa découverte de Terre jaune et sa première rencontre avec Chen Kaige. Il développe ensuite son propos sur l’émergence de la Cinquième génération, définit cette notion particulière du cinéma chinois pour ensuite expliquer les spécificités particulières de cette génération dominée par Chen Kaige, Zhang Yimou et Tian Zhuangzhuang, tous issus de l’Académie de cinéma chinois. Il voit en eux des cinéastes qui ont réussi à imposer une vision d’auteur, avec des thèmes associés à leur expérience de la Révolution Culturelle – contrairement à la Sixième génération considérée comme les « enfants de Tian An Men ».
Il s’attache ensuite plus spécifiquement à la production d’Adieu ma concubine, financée par Taïwan, puis à la technique réalisée par des équipes chinoises et à la sécurité d’un montage effectué au Japon qui a sauvé le destin du film. Hubert Niogret dépeint l’embarras du pouvoir chinois mécontent du film mais placé face à son succès international et sa Palme d’or au Festival de Cannes. Le critique voit le moindre rayonnement des films suivants du réalisateur (en comparaison de la reconnaissance de ses premières œuvres) comme des représailles implicite du gouvernement chinois. Il fait le lien entre le regard de Chen Kaige sur la Révolution Culturelle dans le film, et sa propre culpabilité à cette période où il a dénoncé son père. Après les réconciliations avec son père, ce dernier a été une source d’information majeure qui a enrichi le réalisme historique de la répression de cette période, plus approfondie dans le film que le roman de Lillian Lee.
Un making-of (24 min) repris de l’ancienne édition DVD, qui permet d’observer des scènes de tournage, la conception de certaines scènes mythiques du film. Ces images sont entrecoupées d’interview de Gong Li, Leslie Cheung, Chen Kaige, donnant la note d’intention du film, ses clés de compréhension. Ils reviennent chacun sur les conditions de leur participation au projet. Un supplément passionnant par les images rares qu’il dévoile, ainsi qu’un instantané des impressions de ses participants, dont le regretté Leslie Cheung.
Un livret de 40 pages dont les nombreuses et superbes photos d’exploitation sont entrecoupées de plusieurs textes repris du dossier de presse de 1993 : le long synopsis du film, un retour en détails sur la production, une présentation de l’Opéra de Pékin, et un contextualisation historique approfondie afin de bien saisir les enjeux du film. Un bonus parfaitement complémentaire des modules vidéo.
Une affiche, une dizaine de photo d’exploitation et un marque-page à l’effigie du film.
Deux bandes-annonces, celle d’époque restaurée et celle réalisée à l’occasion de la ressortie du film en 2023.
Adieu ma concubine de Chan Kaige. Chine. 1993. Disponible en Blu-ray et 4K UHD le 21/05/2024.