Lee Solhui est une jeune cinéaste qui concentre son regard sur les marges de la société coréenne. Greenhouse, distribué par Art House et en salles dès aujourd’hui, est un double portrait : celui d’une femme précaire esseulée et celui du couple de personnes âgées dont elle s’occupe. Dans le croisement des deux situations va se loger un nœud, un cadre devenu piège pour le couple et la jeune femme.
Aide-soignante à domicile, Moon-Jung s’occupe avec bienveillance d’un vieil homme aveugle et de sa femme. Mais quand un accident brutal les sépare, tout accuse Moon-Jung. Elle se retrouve à devoir prendre une décision intenable.
Le visage de Moon-jung (Kim Seo-yung) est ce qui attire notre regard dans un premier temps. Les traits qui font la beauté singulière de l’actrice jouent cette fois la fatigue et la tristesse de ce qu’elle incarne dans l’œuvre. Lee Solhui va même jusqu’à cadrer le visage de cette femme comme pour l’isoler du reste du mode dans lequel elle évolue. Elle navigue entre son fils qui est en détention pour mineurs, sa vie quotidienne dans une serre, son jeune amant et sa relation étrange avec le couple bourgeois déliquescent. Pourtant, cette solitude n’est pas seulement la part de Moon-jung ; elle est l’expérience commune qui unit l’ensemble des corps de l’œuvre. Les personnages sont seuls, même quand ils sont dans le même espace. Cela devient d’autant plus troublant quand lors d’un appel téléphonique en vision, on constate que le cadrage de la famille dans le téléphone est le même que celle de la cinéaste. Cette mise en abyme ne fait que suggérer le léger vertige de cette situation au quotidien mais vient la renforcer comme la grammaire de la normalité dans le monde qu’on nous dépeint. La solitude est la norme, le cadrage nous le rappelle constamment. Pourtant, les désirs vont bousculer les corps dans les cadres.
Si Kim Seo-yung est d’une justesse folle dans Greenhouse, c’est que la cinéaste se sert de la plastique de l’actrice pour montrer le caractère impassible de son personnage. Si son visage trahit ce qu’elle subit au quotidien, il trahit rarement ce qu’elle ressent. Ses désirs deviennent des mécaniques qui s’accommodent des combines et des cachoteries propres aux rapports économiques, aux échanges tarifés. L’ensemble du réseau des désirs qui nous est dépeint est toujours doublé par une préoccupation ou une résolution économique. Elle veut un appartement pour accueillir son fils, elle ne veut pas d’une relation qui empièterait sur l’idéal de son premier désir, elle joue de la sympathie pour le couple car le mari lui a donné de l’argent. Cette économie de l’égoïsme ne prospère que dans le reflet de perspectives mortifères. On échange horizontalement des bons procédés quand le vrai lien permettant une union dans l’horizon est la mort elle-même. Les corps révèlent cette économie de la solitude. Le cadre de la solitude permet aussi de scinder en deux le corps de l’actrice comme les corps sociaux de l’œuvre.
Le cadre scinde le haut du corps et le bas, ainsi que les plans et les désirs. Mais il décompose aussi et recompose les groupes humains. Le couple de vieux est scindé puis recomposé ; celui entre Moon-jung et son amant également par l’intermédiaire d’une jeune femme exaltée. Ou bien encore celui entre Moon-jung et son fils à travers la vitre du parloir. Ce sont des duos qui se recomposent et se décomposent dans un ballet de sens et d’essence. L’espace de la maison devient le théâtre de la comédie qui se joue dans l’ensemble de la société coréenne où les aveugles doivent réapprendre à entendre et toucher pour saisir l’illusion du quotidien dans lequel ils se confortent jusqu’à en mourir. La serre (greenhouse) est les coulisses de ce sombre plan où l’on cache les acteurs qui ne jouent plus ou qui ne peuvent plus jouer. Dans un jeu de répétition et de compositions de plans, la jeune cinéaste organise la circulation des désirs contrariés, pas seulement comme un flux et un reflux, mais comme une spirale qui est le mouvement dans le cadre comme l’eau qui ferait disparaître le sang dans la douche.
Le sang revient pourtant au visage de Moon-jung par sa propre mère, comme pour lui rappeler que le passé, dont elle tente de se débarrasser, lui tourne autour jusqu’à l’étouffer. L’air manque dans la serre qu’est la péninsule et le brasier qu’entretiennent les ambitions brisées des corps exténués et des combinards du grand capital consume petit à petit la société coréenne. Ce feu se nourrit de l’oxygène des enfants qui ont eu pour seul malheur de ne pas choisir leur parent. Le cadre comme une photo de famille n’était qu’un idéal égoïste, un piège.
Kephren Montoute
Greenhouse de Lee Solhui. Corée. 2022. En salles le 29/05/2024