FESTIVAL DE CANNES 2024 – Interview de Jia Zhang-ke et Zhao Tao

Posté le 25 mai 2024 par

Pendant ce Festival de Cannes 2024, nous avons pu nous entretenir avec Jia Zhang-ke et Zhao Tao pour leur film en compétition : Caught by the Tides. Avec la particularité d’un tournage s’étalant sur 20 ans, il nous a semblé naturel de les interroger sur leur rapport au temps et à cette génération chinoise des années 2000.

[Question à Zhao Tao] Quel effet cela produit de regarder un film dans lequel on joue et on se voit à plusieurs époques de la vie ?

En fait, quand j’ai su que je devais tourner la partie contemporaine d’Une Génération légendaire (titre chinois de Caught by the Tides), j’avais une inquiétude à propos de mes performances passées : comment pouvait-elle être raccord ? Car mon jeu d’actrice est quelque chose que j’apprends et comprends continuellement au fil du temps. Pendant ce processus, mes conceptions et méthodes d’acteur ont évolué progressivement. Donc, après plus de vingt ans, j’avais vraiment oublié comment j’avais fait, comment j’avais traité cela auparavant. Je me suis dit que j’aurais été incapable de me replonger dans l’état dans lequel j’étais à ce moment-là. Cependant, en salle de montage, en regardant les rushes, je me suis sentie un peu rassurée. J’ai réalisé que depuis le début, même si j’ai évolué, ma méthode de travail a été cohérente : toujours mettre le personnage au premier plan. J’ai toujours pensé qu’un personnage devait être juste et vrai, cela m’a toujours animée. Tout à coup, cela rendait la chose possible, car il y a cet aspect qui traversait les époques.

Au début de ma carrière, j’ai compris que la sincérité des émotions est une qualité très importante pour un acteur. En tant qu’actrice, il est essentiel d’incarner un personnage avec précision. D’un autre côté, je pense que j’ai une capacité très forte. Je peux rapidement m’immerger dans le personnage, m’intégrer dans différents espaces, comme si je vivais à cet endroit. Je pense que je fais cela assez bien. D’autre part, lorsque j’ai commencé à travailler avec l’équipe de Jia Zhang-ke en 2000, j’ai clairement réalisé qu’en tant qu’actrice, je ne devais pas me placer au-dessus du film.

En tant qu’acteur, on ne peut pas surpasser l’ensemble de la création cinématographique. Un individu ne doit pas se placer au-dessus du film, il doit toujours prendre en compte l’ensemble de l’œuvre cinématographique. En tant qu’acteur, pour obtenir l’adhésion du public à travers notre jeu, nous incorporons souvent des détails personnels dans notre performance, mais cela peut aussi compromettre la pureté et la précision de l’expression du personnage. En repensant à mes vingt dernières années de travail, je pense avoir réussi dans ce domaine. Donc, je crois que ma méthode d’actrice et ma méthode de travail contribuent à améliorer la qualité des films.

[Question à Jia Zhang-ke] Platform parle de la génération des années 1980. Depuis vos trois gros derniers films, Au-delà des montagnes, Les Éternels et Caught by the Tides, vous voulez parler de la génération des jeunes adultes des années 2000. Qu’a-t-elle de spécial à vos yeux pour vouloir en réaliser le portrait en trois films ?

Je pense que Xiao Wu et Platform (qui se déroule de 1979 à 1990) capturent une période où les jeunes de cette époque, y compris moi-même, vivaient dans une anxiété idéologique. Ce conflit provenait du système institutionnel, y compris le conflit entre l’individu et cette idéologie, avec des raisons politiques et historiques très fortes, une confrontation entre l’individu et la politique. Cependant, en 2000, la société chinoise avait complètement changé et était déjà entrée dans une période que l’on pourrait dire de semi-capitaliste. L’ancienne idéologie était toujours présente, mais une certaine liberté était déjà arrivée, comme la liberté commerciale, l’ouverture, et la mondialisation. 2001 a été une année marquante, avec l’adhésion de la Chine à l’OMC, ce qui a marqué une entrée rapide sur la scène mondiale. La Chine a organisé les Jeux olympiques, les portes semblaient s’ouvrir de plus en plus, et l’économie chinoise semblait sur le point de décoller. À ce moment-là, la génération qui grandissait, et que j’ai représentée dans mes films récents, ressentait toujours une pression intérieure, une anxiété politique et idéologique, bien que cela ait quelque peu diminué.

Cependant, cette époque a également apporté de nouvelles angoisses, comme les questions de genre. Dans Une Génération légendaire, il y a des personnages homosexuels et l’évocation de leur situation. Il y avait aussi des angoisses liées au monde matériel, aux modèles économiques, et au consumérisme. La fin du film montre l’importance du flux, des nouveaux modèles commerciaux, marquant les vingt dernières années en Chine, ou même dans le monde entier, où la technologie a changé. À l’époque de Platform, les films américains sur des robots de science-fiction faisaient référence. De 2001 à aujourd’hui, les robots sont rapidement devenus une partie de notre vie. Si auparavant le seul point focal était le conflit entre l’individu et le collectif, ou l’individu et le système, alors après 2000, cette génération fait face à des problèmes de toutes parts. Je pense que c’est naturel, les gens cherchent de plus en plus la liberté, exigent de plus en plus de droits individuels, et donc les conflits se multiplient. Après 2000, il s’agit d’une époque où la liberté individuelle augmente progressivement, donc les conflits deviennent de plus en plus nombreux.

Entretien réalisé par Maxime Bauer à Cannes le 19/05/2024.

Traductrice : Pascale Wei-Guinot.

Remerciements à Thomas Chanu Lambert.

Caught by the Tides de Jia Zhang-ke. Chine. 2024. Projeté au Festival de Cannes 2024.

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