VIDEOS – Les Sœurs Munakata d’Ozu Yasujiro

Posté le 25 avril 2024 par

Ayant eu les honneurs d’une ressortie en salles et en copie restaurée l’année dernière, Les Sœurs Munakata est désormais disponible dans le coffret Ozu Yasujiro édité par Carlotta Films. Une bonne occasion de découvrir, ou redécouvrir, une œuvre incontournable dans la filmographie du maître.

On ne le précisera jamais assez, mais la filmographie d’Ozu Yasujiro contient 54 films, tournés entre 1927 et 1962. Des films muets, parlants, à la fois en couleurs et aussi en noir et blanc. Et bien sûr, nombre de ces long-métrages ont abordé la famille sous toutes les formes possibles et inimaginables, et ce à travers toutes les époques qu’a connu le Japon (avant-guerre, guerre, post-guerre / reconstruction). Mais si Ozu a su dresser le portrait de nombreuses familles plus ou moins dysfonctionnelles aux nombreuses incompréhensions intergénérationnelles, en le faisant cependant avec une infinie tendresse et humanité, il est impossible de passer sous silence l’autre facette de son cinéma, plus sociale et observatrice d’un pays en pleine évolution et mutation.

En effet, le cinéma d’Ozu Yasujiro voit le jour en 1927 et s’étend jusqu’en 1962.  Sur près de 35 ans, le cinéaste a certes mis en scène toutes les strates de la société japonaise, de la vie campagnarde aux bureaux tokyoïtes, mais en filigrane, c’est l’évolution d’un pays, ses codes et ses coutumes que le réalisateur met également en scène. Si dans les films tournés de 1927 à 1942, ses personnages évoluent dans un Japon encore assez « traditionnel » et, logiquement, pas encore ouvert aux codes et habitudes occidentaux, la guerre va imposer une cassure sociale et un renouveau des thèmes dans son cinéma. Il n’y a qu’à voir Récit d’un propriétaire, tourné en 1947, où une des conséquences de la guerre (les gosses abandonnés au sortir du conflit) sert de point de départ à un bouleversant drame social. Mais dans un autre registre, l’américanisation et la modernisation du Japon suite à sa reddition va permettre à Ozu d’exploiter un autre thème tout aussi passionnant : l’opposition culturelle entre les membres d’une famille de la même génération. Un fossé va progressivement se creuser entre les plus âgés, avec les traditions japonaises chevillées au corps (mariage arrangé, femme au foyer soumise…), et les plus jeunes, devenus adultes à la sortie de la guerre, et qui vont découvrir un style de vie à l’occidentale, plus libre, moins rigide, une société où les bars et clubs sont plus attirants que les sorties et prières au temple. Et c’est précisément dans ce contexte social que se déroule Les Sœurs Munakata.

Nous sommes en 1950 à Kyoto. Mariko et Setsuko Munakata rendent visite à leur père. Elles sont sœurs et se portent un amour inconditionnel, mais tout les oppose. Si Mariko fait partie de la jeune génération éclose dans l’après-guerre, avec un franc parler et un style de vie moderne, elle est le parfait opposé de son aînées. Setsuko est une femme au foyer plus réservée et sage, mais dont le quotidien morose est calé sur la vie de son mari Mimura, chômeur alcoolique et ne cachant même plus son hostilité envers Setsuko. Sa situation désespère Mariko qui, un jour, va rencontrer Hiroshi, ancien amoureux de sa sœur. Elle va donc tenter de rapprocher les deux anciens amants.

A lui tout seul, le film résume et exploite avec talent le gouffre social qui peut séparer deux membres d’une même génération, entre incompréhension, colère, frustration et résilience. D’entrée de jeu, Ozu montre la relation débordante d’amour et de complicité qui unit les deux sœurs. Même si par la suite elles vont s’opposer leur vision du couple et de la liberté de la femme, le film, à travers des dialogues et des gestes, va établir d’office l’indestructibilité de leur lien familial, qu’elles feront d’ailleurs toujours passer en priorité. C’est par la suite que leurs deux conceptions de la vie de femme dans la société et au sein d’un foyer vont entrer en conflit. Setsuko a été élevée dans un environnement aimant sous l’œil d’un père strict mais bienveillant  (Ryu Chishu), mais sa vie a été régie par des traditions qui, en 1950, paraissent déjà désuètes et liberticides aux yeux d’une nouvelle génération dont Mariko fait partie. Celle-ci a du mal par exemple à concevoir les concepts de mariage arrangé et de femme au foyer soumise. Dans l’autre sens, l’incompréhension est aussi de mise mais elle prend une forme plus sévère avec Setsuko qui n’arrive pas toujours à comprendre et à accepter le style moderne, frivole même, de sa sœur, dont elle n’accepte pas toujours l’insouciance et la joie de vivre. Mais leurs échanges fréquents sur leurs différences de vie sont pourtant toujours mus par un mélange d’inquiétude et d’attention réciproque, l’une étant toujours persuadée que son style de vie pourrait être bénéfique à l’autre. La jeunesse gagnerait à réfléchir et se poser un peu plus, selon Setsuko, et l’ancienne génération aurait tout à gagner à laisser de côté des traditions d’un autre âge, selon Mariko. Pour les plus jeunes, tout n’est pas à jeter dans le passé. Dans le cas de ces deux sœurs, le poids des traditions et du passé prend la forme du mari de Setsuko, Mimura.

Un homme revenu de la guerre mais qui semble porter toute la haine et le désespoir d’un vieux monde détruit par la guerre. Un Mimura qui noie son chagrin et son sentiment d’inutilité dans l’alcool et en humiliant Setsuko à qui l’on a inculqué l’obéissance à son mari. Et cette situation, la jeune Mariko ne peut l’accepter. Il y a quelque chose de profondément bouleversant et parfois dur à voir une femme bafouée rester digne et résiliente, incapable de reconnaître que son mari la maltraite. La sympathie du spectateur est immédiatement dirigée vers Setsuko et surtout vers Mariko, dont la modernité du mode de pensée se heurte à la dureté de l’acceptation de la soumission de sa sœur, qui, paradoxalement, a du mal à justifier sa condition et ses choix face à Mariko. C’est par amour pour Setsuko que Mariko va tenter de faire se rapprocher les deux anciens amants, persuadée de pouvoir encore sauver sa sœur et lui offrir une vie où elle sera vraiment aimée et reconnue à sa juste valeur.

En partant de ce postulat, Ozu Yasujiro met en scène un drame émouvant, cruel, parfois dur à regarder (la scène de gifle est d’une violence physique et psychologique assez éprouvante), mais où l’amour entre les deux sœurs ne cesse d’irradier l’écran. Mariko va se révéler parfois aussi violente que Mimura lorsque celui-ci sera allé trop loin avec Setsuko et celle-ci finira par faire un choix radical et osé (pour elle en tout cas) pour son salut, avant que le destin ne lui règle son sort de manière radicale. On pourrait d’ailleurs y voir le point de vue du réalisateur sur le sujet des femmes battues et humiliées dans un milieu désuet et patriarcal à l’excès, et sur leur agresseur auquel il réserve la pire des conclusions.

Mais si le climax du film est aussi violent que dramatique, Ozu ne peut se résoudre à finir son œuvre sur une note pessimiste. Son film porte avant tout sur deux sœurs. Deux personnes que tout oppose mais que la vie finit toujours par réunir. Si Setsuko fait un pas en avant vers son émancipation et l’évolution de son statut de femme, elle ne peut se résoudre à totalement s’y plier, et son dernier échange avec son amant est bouleversant, entre regrets et volonté d’avancer à son rythme, désormais libre, mais incapable de totalement renier ses principes traditionnels. Et pourtant, la première chose qu’elle fera en fin de compte, c’est suivre sa sœur venue lui proposer d’aller tout simplement prendre un verre au bar et se promener là où bon lui semblera. L’espace d’un plan et d’un dialogue au pied d’un temple, les deux générations semblent avoir trouvé un terrain d’entente. Ozu aura réussi à peindre le plus beau portrait de sœurs de sa filmographie.

BONUS

Dissemblable : Analyse du film par Jean-Michel Frodon (25min) : le journaliste cinéphile revient avec passion et érudition sur le film et en livre une analyse passionnante. Tout d’abord, il remet le long-métrage dans la filmographie et la vie d’Ozu Yasujiro, Les Sœurs Munakata étant le deuxième film du réalisateur de sa période après-guerre après Une Femme dans le vent. Après en avoir livré quelques secrets de production, il décortique les thèmes et la mise en scène du long-métrage à travers quelques séquences clé, tout en mettant en parallèle le sujet du film, la complexe cohabitation de deux modes de vie bien distincts, souvent au sein d’une même génération. Un très instructif complément au film.

Romain Leclercq.

Les Sœurs Munakata d’Ozu Yasujiro. Japon. 1950. Disponible dans le coffret « 6 films rares ou inédits » d’Ozu Yasujiro chez Carlotta Films le 19/03/2024.

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