L’Homme-boîte, dernier long-métrage d’Ishii Gakuryu en date (Electric Dragon 80.000V), a été diffusé à la Maison de la Culture du Japon (MCJP) en exclusivité, dans le cadre de leur focus autour de l’écrivain Abe Kobo. L’adaptation du roman éponyme de l’auteur ne date pas d’hier ; il s’agit d’un projet de longue date pour Ishii et qui n’a malheureusement jamais pu voir le jour à l’époque où l’écrivain et le cinéaste s’étaient accordés sur une adaptation filmique. Il faut donc saluer l’initiative de la MCJP qui nous a permis de découvrir, dans les meilleures conditions possibles, ce petit bijou brut d’Ishii qui, du haut de ses 67 ans, n’a rien perdu de sa vitalité et de sa fureur.
Un homme-boîte n’est pas qu’un simple homme qui s’est mis une boîte en carton sur la tête. C’est un homme-boîte. Ils existent partout dans Tokyo, mais peu font attention à eux. Un jour, un photographe devient obsédé par un homme-boîte. Il finit par en devenir un. Nous suivons sa trajectoire aussi décousue que trompeuse.
Le roman d’Abe, L’Homme-boîte, fait partie de cette longue liste aussi arbitraire que non exhaustive des « livres inadaptables ». Le roman n’est qu’une succession de notes prises par l’Homme-boîte, entrecoupée par des éléments externes ainsi que des photographies commentées, dans lesquelles il est très compliqué de se situer narrativement (d’autant plus que l’auteur s’amuse à confondre les personnages entre eux constamment). Ishii en propose pourtant une version assez proche et respectueuse, sans pour autant s’incliner devant l’œuvre : il propose son Homme-boîte, qui lui, ne se déroule pas dans les années 70 (synonyme de fin des révoltes sociales, de la bulle économique, d’un niveau de vie de plus en plus satisfaisant et, en bref, d’une prospérité aussi illusoire qu’aliénante), mais bien dans le Tokyo contemporain. Le film commence d’ailleurs par une recontextualisation historique complètement inopinée : Ishii nous parle des révoltes étudiantes des années 60s, s’arrête à la fin des révoltes et, sans justifier sa contextualisation, débute son récit dans le contemporain. Si le roman, plus que de parler du Tokyo des années 70, se veut aussi assez clairvoyant sur de nombreux sujets, le film, lui, vient en confirmer les constats les plus sombres et les développer : il parle du Japon d’après l’échec des révoltes, d’après l’éclatement de la bulle économique, d’après la prospérité illusoire évaporée.
Le cinéaste emprunte à une iconographie pourtant très peu réaliste et plutôt anachronique. Tout semble sortir soit d’un film de SF (le docteur savant-fou ainsi que le grand méchant scientifique), d’un roman porno (l’infirmière dont le personnage oscille constamment entre la pauvre ingénue et la femme fatale) d’un Suzuki période « je fais n’importe quoi à la Nikkatsu » (comme le photographe ou bien d’autres personnages poursuivants de l’homme-boîte) ou bien encore de la propre filmographie du cinéaste, lors de ses jeunes années (comme le clochard mi-punk mi-ex-militaire multi médaillé). Plus qu’anachronique, en dehors de l’homme-boîte, tout ne semble être qu’archétypes passés et désuets : les diverses trames scénaristiques, parfois tirées directement du roman, sont traitées de manière totalement archétypales en empruntant à divers imaginaires cinématographiques, qu’ils soient précis ou larges. Et si l’archétype semble être au centre du film, il ne semble pourtant renvoyer à rien de particulier dans le fonctionnement de l’œuvre et sert plutôt à perdre (et accompagner) le spectateur entre ses nombreuses trames narratives aussi incohérentes qu’absurdes. Ce petit tour rend bien hommage au roman : tout en tissant une sorte de trame assez claire par les archétypes populaires que le film reprend, Ishii obscurcit tout de même sa narration à travers un rythme effréné et un changement iconographique constant pour, à la fois, ne pas perdre son spectateur et lui faire ressentir l’absurde vertigineux du roman qui cherche toujours à défier l’idée même de cohérence.
Ainsi, même sans entrer totalement dans le film, on pourra se délecter de nombreux moments de bravoure. Une scène de combats entre deux hommes-boîtes par exemple, où Ishii utilise la forme cubique des boîtes pour jouer sur les perspectives et la géométrie de son décor, tout en délivrant un combat absurdement et grotesquement épique entre un homme-boîte avec une arme à feu et un autre avec une sorte de chaussette-poisson remplie de sable. Ishii va parfois très loin et emprunte même à l’érotico-grotesque assez graphique, comme cette scène entre l’humour sordide et l’horreur étrange où le personnage de l’infirmière se voit demander par le faux homme-boîte de lui montrer les sévices sexuels imposés par le scientifique fou (allant jusqu’à une scène de lavement au pic du grotesque : à la fois drôle dans le dispositif d’Ishii et terrifiante dans la narration et dans la mise en scène). Le cinéaste s’amuse de (et avec) son spectateur, c’est pourquoi le film n’est jamais monocorde : la comédie émerge du thriller à la tension extrême ou de l’horreur crasse, le comique absurde peut plonger dans la fable romantique et passer aussi bien par l’expérimentation visuelle pure que par le questionnement existentiel à travers une mise en abyme moins bête et facile qu’elle en aurait l’air. Il donne au spectateur un film qui oscille constamment entre la farce grasse et le nihilisme profond, les deux fonctionnant autant comme pôles opposés que complémentaires.
L’un des grands thèmes du roman est le voyeurisme. À ce thème, Ishii substitue celui du regard et plus globalement de la perception dans son film. En effet, l’Homme-boîte est essentiellement un voyeur : caché dans sa boîte, sa seule activité est de regarder. Mais le film insiste aussi sur une autre chose : être un homme-boîte n’est pas que regarder, c’est aussi être perçu et les conséquences de cette perception. Contrairement au roman qui, partant d’un postulat purement subjectif (le journal d’un homme-boîte) dérive souvent vers une œuvre à l’écriture très objective, Ishii part de l’objectivité imposée par la caméra au cinéma, pour entrer dans la subjectivité de l’homme-boîte tout en manifestant la subjectivité de ses autres personnages. D’ailleurs, le cadrage et la mise en scène insistent très souvent, et c’est peut-être là l’une des rares constantes du métrage, sur la petite fenêtre dans la boîte en carton du personnage à travers laquelle il peut voir le monde extérieur : les personnages sont très souvent épiés par le décor, ou bien en situation d’épieurs. Il est donc question de comment l’homme-boîte perçoit le monde, quel monde perçoit-il mais aussi (et surtout) comment est-il perçu.
C’est dans son dénouement final dément que cette masse informe et premièrement incohérente prend sens : son homme-boîte est un spectateur au sens debordien du terme. Plusieurs fois dans le film, il est question de retournement de valeurs : lorsque l’homme-boîte se met une boîte sur la tête, il ne recouvre pas sa tête mais le monde. Lorsqu’il se coupe du monde dans un bâtiment en recouvrant les fenêtres de carton, il ne se coupe pas du monde mais plutôt, isole le monde derrière du carton. En bref, comme le dit Debord lorsqu’il veut définir le spectacle : « La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. […] Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant. ». Ces inversions constantes dans le film, liées à la perception de l’homme-boîte mais parlant frontalement du réel nous montre, cinématographiquement, une sorte de définition de ce qu’est le spectacle debordien en tant que fait social. Dans un nihilisme assez fort, le film se termine, non pas en individualisant son homme-boîte comme l’anti-héros atypique qu’il était, mais en en faisant le modèle de l’individu lambda, du Tokyoïte contemporain enfermé dans un solipsisme narcissique qui dépasse, de loin, le propos du roman surréaliste d’Abe ou bien même le constat de Debord (qui voit, dans « l’auto-émancipation » et donc dans l’individu, un moyen d’échapper à l’emprise du « spectacle »). Et c’est ici que la mise en abyme finale, aussi facile et inepte qu’elle pourrait paraître, résonne de manière vertigineuse avec tout le film ainsi que le geste du cinéaste. En se tournant vers le spectateur, il ne s’adresse pas tant au spectateur de cinéma que nous sommes actuellement qu’au spectateur debordien que nous sommes devenus entièrement.
Absurde, divertissant, drôle, vertigineux, jouissif, puissant, complètement fou, L’Homme-boîte est une réussite totale. Le cinéaste n’est pas un habitué du conformisme, il n’est donc pas étonnant qu’il verse dans la radicalité, surtout lorsqu’il adapte une telle œuvre. Mais cette radicalité est d’autant plus impressionnante qu’en plus de questionner très globalement notre rapport à la perception, elle participe aussi d’un regard sur le Japon (ainsi que sur le monde) contemporain très intéressant, tout en étant un film très ludique. On mentirait si on avançait qu’Ishii, comme il le voulait, avait réalisé un film grand public de divertissement en adaptant L’Homme-boîte de manière claire et simple. L’expérience est déroutante, certes, mais elle l’est autant pour le spectateur averti que pour le spectateur ingénu, parce qu’elle est un patchwork complètement fou qui ne devrait pas fonctionner, mais qui pourtant fonctionne. C’est en ça qu’Ishii en fait une adaptation géniale : destinée à personne, elle s’adresse au final à tout le monde. On espère vivement une sortie française, le film agissant comme un véritable vent de fraîcheur et de radicalité dans les sorties japonaises du moment. En attendant le film, on peut toujours se consoler avec l’œuvre d’Abe Kobo relativement bien éditée et disponible en France.
Thibaut Das Neves.
L’Homme-boîte d’Ishii Gakuryu. Japon. 2024. Projeté à la MCJP le 08/03/2024.