Pour les amoureux du cinéma d’Ozu Yasujiro, l’éditeur Carlotta Films offre cette année deux occasions en or de se replonger dans l’œuvre du maître. Tout d’abord, avec un coffret réunissant des films inédits du cinéaste, mais aussi avec le film Tokyo-Ga de Wim Wenders, présenté en copie restaurée. Un voyage émouvant et passionnant dans l’intimité de deux réalisateurs.
Le 12 décembre 1963, l’immense cinéaste Ozu Yasujiro disparaît. Une vie entière consacrée au cinéma, avec plus de 50 films au compteur, du muet noir et blanc des années 30 jusqu’au parlant et en couleurs des années 50. Au travers de ses longs-métrages, le spectateur a pu découvrir un style unique, à la fois sur le fond avec ce thème récurrent qu’est la famille japonaise (avant et après-guerre), son évolution et ses dysfonctionnements, mais aussi sur la forme avec une mise en scène simple confinant parfois à l’épure théâtrale. Des plans fixes, avec une caméra à hauteur de tatami, mais pourtant très proches de ses comédiens, que le cinéaste filmait avec une infinie tendresse et pudeur.
Lorsque ses films commencent à être vus et reconnus comme des chefs d’œuvre, plusieurs metteurs en scène le découvrent, se prennent d’affection et de passion pour ce cinéaste à la sensibilité communicative et à la mise en scène exemplaire dans son approche des sentiments et des relations humaines. Parmi eux, le réalisateur Wim Wenders. Le réalisateur de Paris, Texas et Les Ailes du désir tombe immédiatement sous le charme du cinéma d’Ozu. Au-delà de l’appréciation que peut ressentir un metteur en scène à l’égard du travail et du style d’un autre réalisateur, Wim Wenders développe un autre attachement, autrement plus singulier, vis-à-vis d’Ozu Yasujiro. Le cinéaste allemand va alors se passionner pour la ville de Tokyo. Un élément incontournable dans l’univers cinématographique du maître.
En effet, depuis les premiers films d’Ozu, la capitale nippone est un lieu important dans ses récits. Parfois présentée comme l’endroit où l’on se doit d’être pour réussir socialement pour des gens de la campagne (Dans Le fils unique .., la mère se sacrifie pour envoyer son fils à Tokyo), la capitale est régulièrement dépeinte comme une ville bouillonnante, débordante de vie et d’activité et en pleine reconstruction (les plans d’usines et de travaux jalonnent sa filmographie). Cependant, on remarquera que déjà, et nous ne somme alors que dans les années 40-60, Tokyo est montrée comme une ville qui tend à déshumaniser ceux qui y sont allés pour y trouver le succès, et l’on pensera ici à Voyage à Tokyo, qui dresse le portrait d’un couple de parents de province venus voir leurs enfants à la capitale mais qui vont rapidement se sentir délaissés par ces derniers, plus préoccupés par leur travail que par leurs aînés.
Par la suite, Ozu Yasujiro fera de Tokyo le théâtre de la plupart de ses films les plus contemporains, faisant évoluer ses personnages dans une ville résolument moderne, entre immeubles et locaux de grandes entreprises, bars de jazz à tous les coins de rues, et autres établissements de pachinko. Le metteur en scène adaptera son style et ses récits à la ville-monde qu’est en train de devenir Tokyo, sans pour autant s’y perdre et tout en parvenant à y faire naître ses plus belles histoires.
Wim Wenders va donc se prendre d’affection pour la capitale nippone et aussi pour ses habitants, avec qui il ressent une sorte de proximité indescriptible, grâce notamment à la manière qu’a Ozu d’en faire le portrait. Tokyo a beau être devenu gigantesque et une véritable fourmilière qui ne se repose jamais, le cinéaste allemand se sent immédiatement chez lui, malgré la barrière de la langue et de la culture. Aussi, il décide, 20 ans après la mort du cinéaste japonais, de se rendre à Tokyo et de filmer son voyage, et d’aller entre autres à la rencontre de personnes ayant travaillé avec Ozu, notamment Chishu Ryu, acteur fétiche du metteur en scène et son directeur de la photographie Atsuta Yuharu. Sans oublier quelques petites rencontres plus inattendues…
Tokyo-Ga n’est pas à proprement parler un documentaire. Techniquement, il s’agirait plutôt d’un journal filmé par Wim Wenders au gré de ses pérégrinations dans la capitale. Il ne faudra pas y chercher un quelconque sens ou script, le cinéaste se promenant aux quatre coins de la ville, au fur et à mesure de ses envies et réflexions. Le fil rouge du film reste cependant Ozu et son cinéma, qu’il s’agisse des lieux ou de ses comédiens. Et à ce titre, le voyage vidéo de Wenders arrive à séduire le féru de culture japonaise comme le cinéphile le plus curieux.
En effet, il est indéniable que la culture japonaise a plus que jamais ce pouvoir de fascination et d’intérêt sur le monde occidental, et sa plus flamboyante représentante n’est autre que Tokyo. Mégalopole brassant des millions d’habitants, capable de faire cohabiter la plus contemporaine des technologies et la plus séculaire des traditions dans un même quartier, dans une frénésie de bruits, d’ambiance et de sollicitations visuelles. Wim Wenders propose donc un passionnant voyage dans le temps, plus précisément en juin 83, dans la capitale, quelques années avant la fameuse bulle spéculative. On découvre alors une ville en plein essor, à la fois bien différente de celle présentée par Ozu (son Tokyo des années 60 n’est pas aussi développé que celui de 83), mais aussi sur le point de faire éclore le Tokyo actuel, avec notamment cette séquence de construction du futur quartier de Shinjuku, véritable labyrinthe et actuel point névralgique d’activités. On découvre alors les espaces de golf, les ateliers de construction des plats en plastique à l’entrée des restaurants, ou bien encore les salles de pachinko, où déjà les salaryman viennent noyer leur solitude et se ruiner dans des jeux plus coûteux que généreux en récompense. Entre deux déambulations réflexives à l’ombre des cerisiers du parc de Ueno, Wenders retrouve son compatriote Werner Herzog en haut de la Tour de Tokyo et surtout, au détour d’un arrêt dans un Izakaya (sorte de petit bar), où il partage un instant avec Chris Marker, qui lui aussi avait mis en scène Tokyo dans un de ses films.
Mais si Wenders semble éprouver un réel amour pour Tokyo, il n’en oublie pas pour autant sa passion initiale : Ozu Yasujiro. Nous sommes en 83 et 20 ans après sa mort, il entreprend d’aller rendre hommage au cinéaste en allant rencontrer quelques-uns de ses collaborateurs, pour un périple qui ravira les plus cinéphiles. Tout d’abord, Wim Wenders s’entretient avec Chishu Ryu, acteur incontournable d’Ozu. Un échange passionnant durant lequel le comédien revient avec tendresse et émotion sur le metteur en scène, moins d’un point de vue technique que sur un plan profondément humain. On y découvre un homme exigeant, sérieux et parfois perfectionniste, mais dont la gentillesse et l’amour pour ses comédiens primaient avant toute chose. L’entretien fourmille d’anecdotes de production, et au détour d’un voyage de recueillement sur la tombe d’Ozu à Kamakura, le comédien délivre un aveu de reconnaissance bouleversant à l’égard de celui qu’il considère comme son maître absolu.
Enfin pour clôturer son périple, Wim Wenders s’entretient avec Atsuta Yuharu, directeur de la photographie et assistant du cinéaste. Une rencontre au ton plus technique, durant laquelle l’assistant fait découvrir l’envers du décor du cinéma d’Ozu, avec la présentation du fameux trépied « hauteur de tatami », et d’autres accessoires que l’on laissera découvrir aux plus curieux. Étonnamment, dans ces séquences, Wenders se fait plus discret, moins bavard que dans ses déambulation tokyoïtes, et laisse la parole aux collaborateurs de son maître. Là encore, l’émotion est on ne peut plus palpable, car si Ozu Yasujiro a laissé une filmographie passionnante et un style incomparable aux yeux du monde, sur un plan plus intime et humain, il a marqué les esprits de ceux avec qui il a travaillé. Atsuta Yuharu se remémore les instants de collaboration avec Ozu, entre propositions de mise en scène rejetées par le cinéaste, compromis durement acceptés et surtout petits instants de complicité. De petits instants où le sérieux et les exigences du metteur en scène laissaient la place à de précieux moments de bonne humeur et de bienveillance. La même bienveillance qui transparaît dans chacun de ses films. Une touchante et émouvante manière de clore ce voyage à Tokyo.
Si la filmographie de Yasujiro Ozu se suffit à elle-même tant elle regorge de chefs d’œuvre, le film de Wim Wenders est aussi un incontournable, voyage filmé d’un amoureux d’Ozu dont la passion pour son œuvre et la culture de son pays transparaît à chaque séquence.
BONUS
Le film a fait l’objet d’une magnifique remasterisation en 2K, et bénéficie maintenant d’une piste audio 5.1. Les couleurs pastel du film d’origine sont désormais resplendissantes et ajoutent une touche rétro et nostalgique à l’ensemble, et les propos de Wim Wenders sont beaucoup audibles qu’auparavant, le cinéaste s’exprimant dans un français parfois hésitant et avec un son enregistré avec le matériel analogique de l’époque.
Entretien avec Wim Wenders (40min) : au cours de cette interview, le cinéaste revient sur son film et en raconte les coulisses, l’origine, le tournage et la post-production. On apprend que le film s’est tourné sur un coup de tête suite à la mise en standby de la production de Paris, Texas par exemple, que Wenders et son assistant sont partis à Tokyo avec juste une caméra et un micro. Le cinéaste évoque les rencontres avec le comédien fétiche d’Ozu et son assistant, dont il a hérité du plus beau des cadeaux, et sa sincère déception de ne pas avoir eu la chance de rencontrer l’immense comédienne et muse d’Ozu, Hara Setsuko. Un passage est également consacré à la bande originale du film composée par le groupe français Dick Tracy, collectif qui continuera d’ailleurs sa collaboration avec le metteur en scène bien après Tokyo-Ga. Un retour sur expérience passionnant et truffé d’anecdotes.
Scènes coupées (15min) : on retrouve ici un montage de plusieurs séquences coupées du montage final, montées ici avec un accompagnement musical de Dick Tracy. Une succession de petits instantanés de vie tokyoïte des années 80, entre pique-nique de salaryman au parc et déambulations à Shinjuku ou sortie des bureaux dans le métro de Tokyo. Une petite capsule temporelle rétro tout à fait dans l’esprit du film.
Romain Leclercq.
Tokyo-Gade Wim Wenders. Allemagne. 1985. Disponible en Blu-Ray le 19/03/2024 chez Carlotta Films.