Pour notre plus grand plaisir, MUBI (re)met le cinéma d’Oshima Nagisa à l’honneur en diffusant son drame social de 1969, Le Petit garçon.
Toshio, 10 ans, vit avec son père, sa belle-mère et leur nouvel enfant. Son père étant incapable de travailler à la suite d’une blessure de guerre, la famille survit grâce à un système d’arnaque bien rodé. La belle-mère de Toshio prétend se faire renverser par des voitures d’inconnus et le reste des membres de la famille fait ensuite pression sur les conducteurs pour aboutir sur un règlement à l’amiable. Lorsqu’elle tombe enceinte, la femme du père de Toshio rechigne à continuer de se mettre ainsi en danger et le petit garçon est alors amené à prendre sa relève.
Le Petit garçon surprend légèrement au premier abord. Oshima s’attaque au drame social à hauteur d’enfant avec une esthétique très naturaliste qui contraste avec les expérimentations et la stylisation qu’il met en scène dans certains de ses autres films. Par moments, on pourrait même presque croire assister à un film d’Ozu, notamment dans la mise en scène des séquences familiales avec une caméra près du sol en plan fixe, ce qui n’est clairement pas une comparaison habituelle à l’œuvre d’Oshima. Malgré ce changement de ton, son travail de metteur en scène est toujours aussi fin et on observe une vraie minutie dans la composition des plans et dans la relation de l’image et du son qui nous rappelle à qui on a affaire. Quand bien même le réalisateur disperse quelques pensées de Toshio en voix-off tout au long du film, c’est réellement la composition des plans qui nous donne des informations sur sa vie intérieure et son ressenti face aux différentes situations. Oshima préfère ainsi nous suggérer la solitude de ce petit garçon utilisé par sa famille et privé d’école, et par conséquent de vie sociale, en le filmant rentrer chez lui sur une route isolée tandis que de l’autre côté de l’image, des familles célèbrent un festival estival, plutôt que de lui faire dire explicitement au spectateur ce qu’il n’ose s’avouer à lui-même. Il en va de même pour la grossesse de sa belle-mère qui met fin à son système d’arnaque ; jamais la mise en danger du fœtus n’est directement évoquée. La belle-mère, qui souhaite garder l’enfant contrairement à son mari, refuse de désigner cet état de santé comme empêchement et préfère orienter l’idée sur le fait que Toshio est prêt à prendre le risque de se jeter sur des voitures. C’est le spectateur qui relie véritablement les faits sans qu’on ait besoin de les lui expliciter, ce qui est très appréciable et extrêmement efficace.
Le Petit garçon alterne les séquences de vie de cette drôle de famille avec celles des rêveries et errements de Toshio, souvent laissé à lui-même. Il explore les différentes villes du Japon dans lesquelles on le trimballe avec une constante douceur teintée de noirceur et d’amertume. Oshima multiplie d’ailleurs les zones liminales ; on ne cesse de voir des décors impossibles à replacer avec certitude dans la géographie japonaise. Soit on filme la route, soit on filme des champs, de l’eau, des petites ruelles, autant de lieux anonymes et anonymisants. Bien loin d’une représentation patriotique, Oshima retire au Japon sa matérialité en filmant des lieux imprécis. L’une des plus belles séquences du film fait aboutir ce principe avec un décor entièrement plongé sous la neige, menant à la mer, dernière frontière du Japon, faisant d’ailleurs regretter à Toshio le fait que le pays ne soit pas plus vaste. La famille a fait le tour du Japon sans jamais pour autant trouver de véritable maison et de moyen de s’en sortir sans arnaque. La seule issue que trouve alors le petit Toshio fan de science-fiction est l’immensité mais aussi l’intangibilité de l’espace. Toshio se rêve extra-terrestre pour revendiquer une non-appartenance à la Terre et cette possibilité d’ailleurs ne prendra jamais fin, contrairement à la géographie du Japon. Oshima se sert alors de son petit protagoniste pour traiter de l’aliénation et des problématiques économiques et sociales avec poésie et légèreté tout en demeurant très pertinent et réaliste.
En effet, Oshima ne se départit pas de son utilisation politique et revendicatrice du cinéma. Il brosse le portrait d’un Japon d’après-guerre au travers de celui du patriarche de la famille, affaibli par son passé militaire et désormais visant à se maintenir en place grâce à l’exploitation des plus fragiles autour de lui. De même, il refuse toute forme de remise en question au nom de ses travaux passés pour la nation, ce qui trouve une résonance assez claire avec la position du Japon sur ses relations géopolitiques en Asie avant la mise en déroute par l’armée américaine et les explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki. On retrouve toute la justesse et l’implication politique du réalisateur japonais dans ce discours à peine voilé sur la société japonaise des années 50 et 60, tout en ne perdant rien de la force intimiste spécifique de ce récit.
C’est un nouveau tour de force d’Oshima qui n’a jamais cessé de prouver toute la méticulosité de sa mise en scène et de ses propos politiques. Les amateurs seront peut-être légèrement décontenancés par l’esthétique du film dans un premier temps mais sauront sans nul doute apprécier toutes les autres qualités habituelles du réalisateur.
Elie Gardel.
Le Petit garçon de Oshima Nagisa. Japon. 1969. Disponible sur MUBI.