BLACK MOVIE 2024 – Man in Black de Wang Bing

Posté le 24 janvier 2024 par

Soyez prévenus : pas de Will Smith ni de Tommy Lee Jones dans ce film-dispositif de Wang BingTourné au Théâtre des Bouffes du Nord en 2022, photographié par l’impériale chef opératrice Caroline Champetier et diffusé en Sélection officielle au Festival de Cannes 2023, le cinéaste dissident chinois recueille la parole du compositeur Wang Xilin, auteur d’une soixante d’opus musicaux depuis 1961. Cernant l’homme dans sa nudité (littéralement) pour mieux témoigner de sa traversée des affres maoïstes, Man in Black se donne à voir comme une installation vidéo (par sa durée, 1h) et comme un appendice aux 8h des Âmes mortes (où Wang faisaient se succéder les témoignages des camps de rééducation communistes chinois). Troublant et fascinant !

Dans un théâtre à l’italienne, éclairé comme un paysage familier du cinéaste, en vestige, où les murs et les fauteuils semblent comme les reliquats d’un spectacle révolu, émerge le corps d’un vieil homme, octogénaire. Des sièges du public au centre de la scène, la scénographie lente par laquelle évolue cette figure dit non seulement tout du propos du film mais, dans l’ensemble, de l’art du cinéaste. En faisant se déplacer Wang Xilin des ombres du balcon jusqu’aux lumières du plateau (pause-toilette au passage), il opère la re-centralisation d’une figure artistique que l’Histoire de la Chine moderne a tâché d’occulter, pour ne pas dire d’éteindre. Par ce replacement du regard, en orchestrant le cœur de son documentaire par ce qui a été mis à l’écart, le cinéaste met ainsi en forme l’antienne du sage : « C’est la marge qui tient la page » .

Après s’être familiarisé avec ce corps nu, le film continue d’en scruter la présence en filmant, en plans-séquences, cet homme qui se lance dans une complainte criée, laissant perler une larme au terme de son élégie.

Qui est-il donc ? C’est ce que les soixante minutes tâchent de cerner. S’y dévoile, par la bande sonore composée en grande partie de ses symphonies crépusculaires, un artiste aussi admirable qu’il est méconnu en Occident et un homme, au soir de son existence, toujours perclus des traumatismes politiques causés lorsqu’il avait 30 ans. Commotion personnelle si intense qu’il avoue même avoir développé une phobie de la couleur rouge.

On apprend également qu’il a bénéficié d’une éducation catholique, à la fin des années 40. On peut de là présumer l’origine de son rapport au corps doloriste, imaginaire dans lequel se glisse la mise en scène. En le présentant nu, pour reprendre l’iconologie chrétienne, Wang Bing fait de cet homme une figure d’innocence, originelle, un Adam corrompu, pour ne pas dire « crucificé » par la violence du maoïsme et ressuscité de son entreprise de fossoyage.

Avec une caméra, dans les premiers plans, qui panote pour suivre la marche de l’homme jusqu’à une descente d’escalier puis des travellings en steadicam pour ceindre sa nudité dans son entier – full frontal avant/arrière inclus -, l’humilité des moyens sert un regard politique magistral. En s’attardant ainsi sur le physique de cet homme, la caméra de Wang & Champetier donne à en voir les pliures, les froissements de la peau et la beauté de la matière. La frontalité du geste rejoint bien, en cela, celui des autres documentaires du cinéaste : rendre à nu un sujet en en contemplant, sans détour, sans fausse pudeur, la plasticité même qui le constitue : le temps long, le fracas des machines et les amas de textile du sol au plafond dans Jeunesse (Le printemps), la carnation d’une peau âgée et la solitude consubstantielle du corps dans Man in Black

Dans les deux cas, par cette « mise à nu », il s’agit à la fois de démystifier des veaux d’or de la culture chinoise (le miracle industriel dans Jeunesse, la sacralisation de la figure paternelle dans Man in Black) et d’en sourdre les secrets par l’action du temps long. Ce que Wang Xilin confie aussi de la rééducation populaire et violente dont il a été sujet et le renvoi du parti dont il a fait l’objet prolonge les témoignages bouleversants compilés dans l’un des films-sommes de Wang Bing, Les Âmes mortes (2018). Dans l’expression brutale du musicien, sans le filtre du surmoi, on perçoit aussi quelque chose de la folie de l’artiste (folie canalisée dans ses opus musicaux) et qui évoque le travail du cinéaste sur À la folie (2013). Enfin, l’ensemble fait aussi écho à Mrs. Fang (2017). Où ce dernier, Léopard d’Or, filmait les ultimes années d’une vieille dame inclinant vers la mort, menacée par l’oubli et atteinte de la maladie d’Alzheimer, Wang oppose ici le récit d’un homme, ravivant son passage sur Terre par la convocation de ses souvenirs.

Dans ce témoignage de vie, le compositeur mêle la description de ses souvenirs et ce que cela lui a inspiré en musique, comme si la matière même de sa mémoire avait nourri la manière de son art, faisant de celui-ci une sublimation de la douleur, la cristallisation formelle d’un angle mort de sa vie d’homme. Dans la veine grave et tonitruante des musiques contemporaines de Penderecki, Schoenberg ou Schnittke, l’art orchestral de Wang Xilin est chargé des plaies de l’Histoire et de son histoire.

Par ailleurs, là où ce témoignage excède le champ documentaire, c’est aussi dans la façon dont l’artiste fait œuvre de pédagogie, entrant dans les détails de son processus créatif. Par-dessus sa parole, la musique symphonique revient souvent s’imposer, étouffant parfois la voix de l’artiste pour mieux exprimer, par le langage même de son art symphonique, la douleur de ses souvenirs. Comme si, ici aussi, Wang se fiait plus au réel de l’art qu’à la réalité du discours. Par ce choix de mixage, aux consonances godardiennes, s’exprime un conflit d’expressions, comme une lutte des classes plastiques. La primauté de l’expression artistique sur la pauvreté de la parole confirme que l’auteur n’est pas un simple documentariste qui viendrait passer les plats d’un discours enregistré mais bien plutôt un plasticien qui sait que le « partage du sensible », la transmission par les modalités d’expression singulières de l’art offre une appréhension du monde et des êtres humains plus riches que la parole elle-même (entendez, en lisant ce texte : (re)voyez le film plutôt que les discours, comme celui-ci, qu’il engendre). C’est en-cela que la dissidence de Wang s’impose : en opposant politiquement à la logorrhée officielle, institutionnelle et prohibitive du Parti Communiste Chinois (hors champ), la licence intime et profonde de son cinéma.

J’ai mon propre point de vue de l’histoire du XXeme siècle, différent de celui du gouvernement”. C’est ce que confie Wang Xilin au cœur du film. Et ce Man in Black, comme toutes les œuvres du cinéaste dissident, tient à faire entendre les témoignages secrets, les discours alternatifs, les œuvres minorées pour, comme Pedro Costa, Lav Diaz ou Tsai Ming-liang, les rendre à leur splendeur.

Flavien Poncet

Man in Black de Wang Bing. Chine. 2023. Disponible en accès libre sur Arte et projeté au Festival Black Movie 2024.

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