Après Pather Panchali, film qui changea à jamais le cinéma indien, Satyajit Ray se lance dans le deuxième opus de sa trilogie, adaptée des ouvrages du bengali Bibhutibhushan Bandopadhyay. Moins connu que son aîné, Aparajito (L’Invaincu, 1956) continue à suivre les aventures du jeune Apu, mettant cette fois en scène le passage délicat de l’enfance à l’adolescence, dans un monde moderne au rythme de plus en plus effréné. Le long-métrage est disponible en France en version restaurée 4K, dans un nouveau coffret exceptionnel, en DVD et Blu-Ray, édité par Carlotta Films.
Au commencement, il n’y a plus de village. Plus de Durga ingénue, plus de vieille tante malicieuse. Au bord du Gange, qui longe la ville sacrée de Bénarès, le père d’Apu (Kanu Banerjee) récite des textes sacrés, entouré de fidèles. Sur les rives du fleuve, les femmes lavent d’un même geste linge et enfants, les hommes plongent dans l’eau sainte pour se purifier, les musiciens bercent les âmes. Comme un appel à la prière, un homme attire les pigeons d’une voix monocorde et habitée, tandis que des cloches sonnent.
Dans une cour sombre, point de passage des différents foyers qui habitent l’étroite bâtisse où a élu domicile la famille d’Apu, la caméra de Ray s’attarde sur le visage contrit et meurtri de la mère (toujours l’admirable Karuna Banerjee), qu’elle tente de cacher de son foulard à chaque allée et venue. Depuis la mort de Durga, son mari est un homme transformé, se tuant à la tâche pour offrir, au risque de sa vie, une existence meilleure à ceux qu’il aime. Malgré le nouvel air grave qui occupe désormais son regard enfantin, Apu (Pinaki Sengupta, puis Smaran Ghosal) s’amuse quant à lui de courses poursuites insouciantes avec ses petits voisins et commence à être initié par son père aux devoirs de sa caste brahmane.
Aparajito est le récit d’une métamorphose complexe, qui voit Apu passer de l’enfance à l’adolescence, accompagné d’une mère de plus en plus dépendante de son existence. Hantée par le passé, elle s’accroche nerveusement à son enfant, qui lui échappe progressivement. Quand son mari décède, elle accepte de retourner vivre à la campagne, dans une demeure presque identique à son ancien foyer. Les parallèles avec Pather Panchali sont alors d’autant plus cruels : Ray joue avec les sur-cadres et la répétition de scènes qui accentuent le caractère fataliste de son histoire. Malgré ses fortes croyances dans le progrès et le modernisme, le passage du train est ainsi associé à la distance, à la séparation et à la mort, tandis que l’imprimerie dans laquelle Apu part travailler devient son aliénation.
Si Aparajito fait le portrait enjoué d’une émancipation par l’école et l’ouverture au monde, thèmes chers à Ray, il illustre d’abord la rupture inévitable qui se creuse entre une mère et son fils au moment de l’adolescence. Malgré une réciproque tendresse, un enfant est destiné à s’envoler, et c’est sur cette perspective que Ray a tenu à insister : “ Aparajito est un roman inférieur par rapport à Pather Panchali en termes de qualité, souligne à l’époque le réalisateur. Il est diffus, il y a trop de personnages et il tombe trop souvent dans un naturalisme monotone. Mais sa première partie (NDLR : sa deuxième partie fait l’objet du troisième volet de la trilogie de Ray, Apu Sansar) a un aspect notable : la vérité profonde de la relation entre la mère veuve et le fils qui grandit en s’éloignant d’elle. Toute la raison d’être du scénario, et donc du film, est ce conflit poignant.” (Should a filmmaker be original ? Filmfare, 28 août 1959).
Entre ville et campagne, la vie du jeune garçon se déchire ainsi progressivement. Subtilement, Satyajit Ray met en scène cet isolement progressif des deux personnages en les filmant séparément, même quand ils sont au même endroit. Si cette coupure est naturellement vécue comme une indépendance bienvenue pour Apu, elle sera fatale à sa mère, qui ne supporte pas la solitude, vécue comme un abandon. Comme le soulignait de façon prémonitoire un de ses voisins à Bénarès : “on ne peut pas être heureux sans une famille à soi”.
Au-delà de son propos intime et social, Aparajito constitue aussi le premier long-métrage dans lequel Satyajit Ray s’intéresse à la ville, en se rendant à Bénarès, puis Calcutta. Dans Pather Panchali, il filmait avec une délicatesse documentaire la nature omniprésente dans les vies des villageois : champs de céréales remués par les bourrasques de vent, gouttes d’eau s’écrasant sur les feuilles et les étangs, arbres fruitiers luxuriants. C’est avec la même attention minutieuse au détail et au cours de la vie qu’il filme la ville dans la première partie de Aparajito : rues animées et sinueuses, fêtes religieuses, agitation permanente, singes omniprésents… Satyajit Ray notait à ce propos que ces scènes étaient perçues différemment par les Occidentaux, et que le défi reposait surtout pour lui dans la représentation du monde rural : “pour un spectateur occidental, mes films sur la vie dans les villes paraissent moins lents, car telle est déjà la nature de la vie urbaine, mais aussi parce qu’il se sentira moins bloqué par les différences culturelles. L’aspect physique des personnes (mode de vie, vêtements, architecture, environnement) mais aussi les thèmes eux-mêmes sont plus proches de lui.” (Sous le regard occidental, Sight & Sound 50th Anniversary issue, automne 1982).
Avec ses deux premiers films, Satyajit Ray avait donc conscience de prendre des risques. Le succès rencontré a conforté ses choix et Aparajito n’a pas déçu l’Occident : projeté à Cannes, récompensé d’un Lion d’Or à Venise, le long-métrage reste aujourd’hui moins connu que Pather Panchali, mais est sûrement une des plus belles œuvres jamais réalisées sur l’adolescence et sur le lien universel qui unit une mère et son fils.
Audrey Dugast
Aparajito de Satyajit Ray. Inde. 1956. Disponible en coffret DVD et Blu-Ray chez Carlotta le 05/12/2023