VIDEO – Pather Panchali de Satyajit Ray : sentier d’un nouveau cinéma

Posté le 12 décembre 2023 par

Adapté d’un roman bengali, Pather Panchali(La Complainte du Sentier) marque en 1955 un tournant révolutionnaire dans l’histoire du cinéma indien. Point de départ d’une trilogie qui s’achèvera quatre ans plus tard, après Aparajito (1956) et Le Monde d’Apu (1959), l’œuvre de Satyajit Ray, aujourd’hui culte, continue d’inspirer les réalisateurs de par le monde. Elle est disponible en France en version restaurée 4K, dans un nouveau coffret exceptionnel, en DVD et Blu-Ray, édité par Carlotta Films.

Pather Panchali est-il “le plus grand événement de l’histoire indienne”, comme l’affirmait le réalisateur Mrinal Sen ? Première réalisation de Satyajit Ray, qui décide de s’attaquer au roman d’apprentissage éponyme de l’auteur bengali Bibhutibhushan Bandopadhyay, le long-métrage fait en tout cas figure d’anomalie dans l’industrie indienne de l’époque. Inspiré des œuvres de Renoir, dont il fut un collaborateur, et des films du courant néo-réaliste italien, Ray marie les codes du nouveau cinéma européen avec la culture et la réalité bengalie du début du XXe siècle.

Sur une musique pastorale et vibrante composée par le célèbre joueur de sitar Ravi Shankar, le cinéaste repense la narration filmique et propose pour la première fois une mise en scène éprise de réalisme social pour raconter l’histoire d’une famille appauvrie d’un village perdu au Bengale. Ce n’est toutefois pas sur le personnage d’Apu, protagoniste central de la trilogie de Ray, que s’ouvre Pather Panchali, mais sur celui de Durga, sa grande sœur. Interprétée par la merveilleuse Uma Dasgupta, c’est une enfant malicieuse, qui s’amuse à voler des mangues dans le jardin des voisins pour les donner à sa vieille tante en cachette. Sa mère, qui tient la famille à bout de bras face à un père fantasque et souvent absent, subit humiliations et réprimandes pour les forfaits de sa fille, qu’elle traite sévèrement, déjà comme une petite femme. C’est dans ce monde que naît alors Apu, petit garçon prodigue, entouré de ces figures féminines protectrices qui le chérissent. A travers les grands yeux qu’il jette sur son environnement, Satyajit Ray filme le quotidien rural du foyer, aussi joyeux qu’il peut être cruel pour l’enfant. 

Tourné presque exclusivement en extérieur, pendant deux ans dans un village du Bengale, le long-métrage connut son lot d’obstacles et d’épreuves, jusqu’à être interrompu plusieurs mois pour des problèmes de financement. Toutefois, pour Satyajit Ray, le plus grand défi fut sûrement de travailler avec des amateurs, et notamment des enfants n’ayant aucune expérience du cinéma. Le doublage post-tournage étant impossible pour eux, tout fut enregistré en son direct, une disposition assez exceptionnelle pour l’époque, d’autant plus en dehors d’un studio. 

Pour travailler avec le jeune Subir Banerjee, qui interprète Apu, le réalisateur a par ailleurs dû faire preuve d’ingéniosité, comme il l’explique dans un interview en 1968 au magazine Film Comment : “j’utilise différentes méthodes en fonction des acteurs. Il faut connaître la personne avec laquelle vous travaillez, ses humeurs, ses aptitudes, son intelligence. Parfois, je me sers d’eux comme des marionnettes, et je ne leur dis rien des motivations de leur personnage. Ce fut le cas pour le garçon qui jouait Apu dans Pather Panchali. Il ne connaissait pas l’histoire, juste les grandes lignes. Ce n’est pas un récit pour enfant. Je dirigeais donc tous ses mouvements.” 

Quand il ne multiplie pas les gros plans sur le visage expressif et touchant du petit garçon, Satyajit Ray s’efforce donc d’obtenir de son corps gauche les gestes souhaités, comme lors de la magnifique scène de course à travers les champs de céréales, dans lesquels Apu perd sa grande sœur. Pour que son sentiment d’égarement et de poursuite s’inscrive sur la caméra, le réalisateur pose alors différents objets sur la route du jeune acteur, vers lesquels il doit se diriger, tandis que des membres de l’équipe se cachent dans les champs et l’appellent pour attirer son regard. 

Dans ces plans, parmi les plus beaux du long-métrage, Apu tente désespérément de rester avec sa sœur, qu’il a en adoration et qu’il suit à la trace dans toutes ses aventures. Isolés de tout, les deux enfants entendent soudain le son d’un train de l’autre côté du champ. Une course effrénée pour l’apercevoir commence alors. Mais vers quoi courent-ils vraiment ? Symbole de la modernité qui leur est inaccessible, d’une Inde inconnue et mystérieuse dont ils sont totalement exclus, le train ne passera finalement que pour Apu, Durga ayant trébuché avant d’atteindre son but. Terrible métaphore s’il en est des destins des deux personnages. 

Durga, frimousse insolente, déterminée et aimante de Pather Panchali, est sûrement la première incarnation d’une longue liste de personnages féminins écorchés et sacrifiés sur l’autel de la réalité sociale que Ray mettra toute sa vie en scène. De joies éphémères en devoirs familiaux imposés et immuables, Durga ne trouve sa liberté que dans la nature alentour, jusqu’à se laisser condamner par celle-ci dans un dernier instant d’innocente extase. Apu, grandement favorisé par sa mère, est l’observateur ingénu de ses facéties et de la violence qu’elle endure. Il assiste, impuissant et désorienté à la perte de sa sœur, qui marque la fin de son enfance et de son existence candide. Désormais seul, il devient finalement protagoniste principal de sa destinée.

Le long-métrage, envoyé au Festival de Cannes sur insistance du Premier ministre Nehru, reçut le prix du document humain en 1956 et permit progressivement à Satyajit Ray de se faire une place en Europe et en Inde. A propos de cette reconnaissance inédite pour un film indien dans le monde, Satyajit Ray avait une hypothèse : “comment expliquer ce succès auprès des audiences occidentales alors que celles-ci, à part quelques exceptions, ne connaissaient rien de l’Inde et n’avaient aucun intérêt pour ce pays ? (…) L’histoire. C’est un trait commun à toutes les cultures. Qu’est-ce que le fondement de l’histoire de Pather Panchali ? Une famille pauvre, qui se démène dans un combat perdu d’avance contre l’adversité, qui quitte son foyer pour un avenir incertain. Une situation simple, universelle.” (Sight & Sound, 50th Anniversary issue, 1982)

BONUS

Entretien avec l’acteur Soumittra Chatterjee (Apu dans Le Monde d’Apu, 1959) – 7min : « L‘intensité et la vitalité de ce film sont comme un aigle qui plongerait subitement sur nous et emporterait nos cœurs vers le ciel. » Pather Panchali est, selon lui, d’une profondeur émotionnelle encore jamais vue dans le cinéma indien, un « coup de poing ». Comme si on avait volé une tranche de vie. Grâce à ce film, il estime être devenu un meilleur acteur, et affirme que l’œuvre a constitué une « révolution artistique » en Inde, en rivalisant pour la première fois avec les plus grands films internationaux. 

Entretien avec l’assistant caméra de Ray sur Pather Panchali, Soumendu Roy (12min) : pour lui, Satyajit Ray a été une école à lui tout seul, dans une Inde où le cinéma commençait tout juste à se professionnaliser. Il raconte le tournage particulier du film : contrairement à ce qui se faisait, Ray décida de filmer par tous les temps, et à tout moment de la journée en milieu naturel. Ils passèrent ainsi trois jours postés au même endroit à attendre que la pluie tombe pour filmer une scène. Soumendu Roy indique par ailleurs que Ray était très investi dans le travail de la caméra, toujours posté derrière elle, car préférant ce cadre particulier à un siège trop éloigné des plans à son goût.

L’Œil intérieur (21min) : il s’agit d’un court-métrage documentaire tourné par Satyajit Ray sur l’artiste moderne Binode Behari Mukherjee. Ray, aussi peintre et dessinateur, filme les fresques et les traits de pinceaux avec une attention toute particulière.

Creative artist of India (14min) : dans le cadre d’une émission de télévision, Satyajit Ray revient sur son travail de cinéaste sur le tournage de La Grande ville (1963), en expliquant que ce film lui a aussi permis de mieux appréhender Calcutta, où il a vécu toute sa vie. Il évoque également la découverte du monde rural lors de son premier film Pather Panchali : le travail des hommes dans les champs, les commérages des femmes au puit, les enfants qui sont comme tous les enfants du monde… Pour lui, il est ainsi important de réussir à transmettre dans ses films la rencontre entre le local et l’universel, pour mieux comprendre le monde qui nous entoure.

Audrey Dugast 

Pather Panchali de Satyajit Ray. Inde. 1955. Disponible en coffret DVD et Blu-Ray chez Carlotta le 05/12/2023

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